Fiction et réalité

« Fiction et réalité dans l’oeuvre de G.B.Marino », in Réalisme et réalité en question au XVIIe siècle (collectif), Actes du Colloque de Dijon du 29 janvier 2000, dir. Didier Souiller, Centre de Recherches « Cultures et civilisations du XVIIè européen », Centre de recherches Le Texte et l’Édition, Coll. Littérature comparée n°1, Dijon, 2002, p. 85-95.

           Pour aborder la question du rapport entre fiction et réalité chez le poète philosophe italien Giambattista Marino, il importe de faire un bref rappel du bouquet de topoi, hérités de l’antiquité et filtrés par l’humanisme de la Renaissance, qui ont pu influencer de près ou de loin son inspiration. Parmi ces topoi il faut citer au premier chef, bien entendu, la théorie platonicienne des Idées et de leurs ombres sensibles, qui oppose une Réalité absolue et immuable à ses projections ou épures mondaines, ou encore la définition aristotélicienne de l’art comme imitation de la nature, définition qui s’offre à d’infinies variations sur les modalités et les finalités de ses applications. On sait notamment combien était présente, à la Renaissance, l’idée que l’art avait pour tâche, par une imitation habilement orientée, de perfectionner une nature laissée en quelque sorte inachevée. L’artiste devenait alors cocréateur du monde, et cela non seulement lorsqu’à travers l’art du jardinage ou l’art des fontaines il maîtrisait une nature rebelle en apportant de l’ordre dans ce chaos, mais aussi indirectement, par imitation délibérément infidèle et par artifice contrôlé, dans cet univers en miniature qu’est l’espace de l’œuvre.
           Pour illustrer cet état d’esprit, on ne saurait proposer de meilleure illustration que la légende du peintre Zeuxis chère aux humanistes de la Renaissance : s’inspirant de composants naturels qui lui servirent de modèle initial - à savoir les éléments de beauté dispersés de cinq jeunes filles de Crotone - Zeuxis produisit, comme on sait, une synthèse parfaite qui se donnait pour être une beauté idéale, inexistante comme telle dans la réalité  1. Si la nature, conformément à la démarche préconisée par Aristote, restait bien la première inspiratrice de l’ouvrage, l’art lui était pourtant supérieur, au point de rivaliser, dans une certaine mesure, avec l’art divin.
           La légende de Zeuxis a le mérite d’offrir les prémisses de ce qui allait devenir la conception maniériste et baroque de l’illusion créatrice : dès avant le XVIIe siècle la fiction artistique, grâce à une sorte de magie représentative, donnait ainsi à voir des images qui, tout en s’inspirant de réalités naturelles, n’existaient pas de façon effective dans la nature. Sans ce biaisage de la réalité la fiction du peintre ne pourrait pas être créatrice au plein sens du terme : elle se condamnerait à n’être qu’imitation stérile. La technique de Zeuxis, érigée en principe opératoire, suggérait que l’artifice du peintre ou du poète, dès lors qu’il s’éloignait du simple mimétisme, avait le pouvoir de susciter une autre réalité, et cela rien qu’en proposant une mise en perpective faisant apparaître une unité sous-jacente insoupçonnée derrière la multiplicité des choses naturelles, ou, dans le cas du poète, derrière la multiplicité analogue des mots et des images choisis comme éléments bruts du discours.
           Or cette autre réalité, bien que fictive, tendait non moins que son homologue naturel à s’imposer par l’évidence de sa présence, et à faire naître cet « émerveillement » du lecteur / spectateur, cette maraviglia qui chez Marino, comme déjà chez Patrizi da Cherso à la fin du XVIe siècle, allait constituer la pierre de touche de la qualité poétique. On songe à cette légende annexe tirée de Pline, et rapportée par Marino dans ses Dicerie sacre, selon laquelle Zeuxis lui-même serait entré en compétition avec le peintre Parrhasios pour savoir qui des deux produirait la fiction picturale la plus capable d’illusionner le spectateur : tandis que Zeuxis avait choisi de représenter sa fameuse corbeille de raisins, si ressemblante au vrai que les oiseaux, s’y trompant, venaient les picorer, Parrhasios de son côté avait peint une simple tenture que Zeuxis, voulant voir les prouesses de son rival, et abusé par la force de vérité de l’artifice, tenta en vain de soulever 2.
           À l’époque maniériste, entre Renaissance finissante et âge baroque, l’équation (encore bancale) entre fiction et réalité est en partie établie, de sorte que la fiction, si loin qu’on la mène, semble ne pas pouvoir échapper au statut de réalité. C’est du reste dans la réalité qu’au départ, paradoxalement, elle a puisé son être illusoire, comme le prouve l’exemple de Zeuxis. Et cet être illusoire par quelque côté est bien réel si l’on en croit l’efficience qu’exerce la fiction sur son environnement au même titre, ou presque, que la vraie réalité, comme le prouve quant à lui l’exemple de la compétition entre Zeuxis et Parrhasios. De ce point de vue la fiction cesse de rivaliser avec la nature ou d’en usurper les prérogatives, elle ne fait qu’en prolonger le territoire : elle consiste à perpétuer la réalité dans un ailleurs improbable qui est son espace de liberté, un espace d’abord virtuel qui finit à son tour, d’une certaine manière, par devenir réel.
           Le baroque apportera la conclusion logique de cette interférence, qui ne fait d’abord qu’affleurer, entre fiction et réalité : si le produit de la fiction, à sa manière, est lui-même une réalité, la question se pose de savoir si de son côté ladite réalité, à savoir la réalité objective, historique et existentielle, ne serait pas elle-même une sorte de fiction, rien d’autre qu’une forme différente d’irréalité, une autre illusion, d’autant plus tenace et périlleuse qu’elle ne se donne pas pour telle. Dans le monde baroque tout est fictif, et tout est réel : la réalité ne connaît pas de frontière, pas plus qu’elle n’en connaît entre la scène du théâtre et le regard des spectateurs.
           Les variations sur la définition de l’art comme imitation de la nature ont très tôt tourné, et cela à une très vaste échelle, autour du motif dialectique des rapports entre l’être et le paraître. Ce qui relevait de l’être était supposé appartenir au vrai, ou au réel, tandis que le paraître, qui relève quant à lui de la fiction, en était le reflet plus ou moins ressemblant, ou le masque plus ou moins déformant ou occultateur. En Italie à la fin du XVe siècle, et jusqu’au début du XVIe, autrement dit pendant la Renaissance dite classique, c’est la théorie néoplatonicienne de la similitude entre l’être et le paraître qui a prévalu. Mais dès les années de composition du Roland Furieux cette harmonieuse similitude commence à être remise en question jusqu'à se transformer en radicale dissimilitude entre l’être et le paraître des personnages mis en scène, aussi bien que des décors et des événements dans lesquels ils évoluent.
           On peut a posteriori identifier deux personnifications majeures de ce nouveau syndrome : d’une part l’Alcine de l’Arioste, lointaine descendante de l’antique Circé, qui va symboliser durablement l’état de noirceur de l’être lorsqu’il est dissimulé par un paraître clinquant et mensonger ; d’autre part le personnage mythologique de Silène, qui surtout depuis Rabelais semble avoir fasciné nombre d’auteurs en Occident, et qui prendra chez Marino un relief tout particulier : à l’inverse d’Alcine, Silène incarne la luminosité, voire la divinité, de l’être, ainsi qu’un idéal de sagesse face à un paraître vil et méprisable qui le rend pour la plupart méconnaissable.
           C’est dans ce contexte culturel global, auquel viendront s’ajouter des apports gnostiques non négligeables joints aux retombées de la cabale chrétienne et hébraïque, que notre auteur introduit sa marque originale : elle consiste en un traitement spécifique de ces différents topoi, et en leur réorganisation autour des deux axes conceptuels majeurs que deviennent alors, pour lui comme pour ses contemporains, d’une part la « perception », et d’autre part la « représentation », cette dernière étant souvent conçue comme une « re-présentation » à distance, comme une réitération de la présence dans un ailleurs décalé par rapport au lieu initial de l’expression. Le mythe d’Écho, complémentaire du mythe de Narcisse, constitue à cette époque l’une des illustrations les plus significatives de cette réitération 3.
           Il faut préciser que Marino, en tant que « poète de la création », s’inscrit comme Du Bartas et comme le Tasse dans la tradition dite de l’Hexaméron, qui s’inspirant du texte de la Genèse retrace la création du monde en six jours. À ce titre il conçoit, sous-jacent à l’ensemble de ses écrits, mais clairement identifiable dans les Dicerie de 1614, un système théogonique et cosmogonique de grande ampleur reposant entièrement sur une approche spéculaire et sigillaire de la création du monde ; cela se traduit par la conception de plusieurs mondes emboîtés les uns dans les autres comme autant de sphères concentriques, depuis le Monde dit « archétype » jusqu’au monde sensible en passant par les mondes intelligible et surintelligible. Le Monde archétype, unique noyau de réalité, comparable par quelque côté au domaine des Idées platoniciennes, est de toute éternité le siège d’un acte primordial de nature visionnaire, à la fois visuel et intellectif, où « représentation » et « perception » sont indissociables : d’une part l’autocontemplation béatifique du Principe divin au centre du Chaos primordial tapissé de l’intérieur par ce que l’auteur appelle « le Miroir de son essence », et d’autre part la génération du Verbe qui en résulte grâce à l’entremise de l’Esprit, lequel exerce une sorte de va-et-vient entre le Principe et son Miroir 4. Le rôle de l’Esprit, ou « Intellect » divin, est ici comparable, fonctionnellement parlant, à celui de tout rayon lumineux faisant la navette, dans n’importe quelle opération spéculaire, entre l’observateur et le plan où se reflète l’image observée.
           On notera que ce Scénario originel, ce Théâtre primordial, où les Hypostases de la tradition scolastique se confondent avec les trois Personnes de la Trinité chrétienne, est lui-même le résultat d’une suprême fiction, puisque le Verbe, lumen de lumine, est supposé être une réflexion lumineuse du Miroir divin ; or cette fiction-là n’est pas seulement à l’origine de toute idée de fiction dans les autres mondes, elle est aussi, paradoxalement mais nécessairement, le fondement ontologique de toute réalité. Dans l’univers marinien le Monde archétype se reproduit en effet à travers des répliques de plus en plus dispersées et de plus en plus déformées au fur et à mesure que l’on s’éloigne de cette source archétypale. Chaque monde est le reflet en abyme du monde qui le précède : chacun d’eux fait figure de monde réel pour celui qui lui succède, mais de fiction spéculaire / sigillaire pour celui qui le précède, et qu’il reflète ou reproduit. Chacun se trouve de ce fait au cœur d’une relativité plus que jamais radicale et généralisée des notions de fiction et de réalité. Ces différents mondes s’inscrivent par ailleurs dans une axiomatique complexe répondant aux lois d’une sorte de rhétorique cosmogonique, à un code de fonctionnement universellement agissant autour de quelques grands axes schématiques 5. Une analyse approfondie du texte permet de constater que ceux-ci ne font que reproduire de mille façons, à tous les niveaux de la manifestation, l’économie du noyau trinitaire principiellement à l’œuvre dans le Monde archétype.
           Les implications d’une telle conception sont innombrables, précisément en raison du caractère spéculaire / sigillaire des opérations qui y président, depuis les phénomènes de duplication et de démultiplication, de renversement et de retournement, jusqu’aux phénomènes d’altération et de déformation, et cela dans leurs applications aussi bien cosmologiques qu’éthiques ou rhétoriques. L’ensemble de ces manifestations se répartit en effet en trois domaines d’application majeurs : respectivement le monde (le cosmos), l’homme (l’anthropos), et le langage (le logos), qui se correspondent mutuellement. À partir du noyau archétypal, qui contient potentiellement la totalité des développements ultérieurs, ces trois domaines d’application recouvrent à eux seuls tout le champ du possible, lequel n’est autre que le champ ouvert à la fiction.
           Laissant de côté la perspective cosmologique qui régit les stratifications des degrés de réalité, ainsi que toutes les figures d’emboîtement et d’enveloppement qui structurent de façon récurrente l’univers marinien à l’image de la structure, elle-même stratifiée, du Monde archétype, nous aborderons à présent brièvement, dans le domaine parallèle de l’anthropos, ce qui a trait au système psycho-sensoriel de l’homme en tant qu’instrument de perception et de connaissance. Ce système, constitué en complexe corps / âme / esprit, et divisé, à l’intérieur de la seule dimension de la psyché, en âme imaginative, spéculative et contemplative, obéit comme toutes choses à un fonctionnement spéculaire / sigillaire où la vue et l’organe oculaire occupent une place prépondérante. L’œil miroir et l’âme miroir, maîtres de toute illusion, sont à l’origine de toute projection et perception des réalités ou pseudo-réalités du monde. Car dans la curieuse théorie de la connaissance qui se fait jour ici, rien n’est perçu qui n’ait été préalablement projeté, ce qui rend d’emblée intrinsèquement infondée toute prétention de la perception à être objective. C’est la vision elle-même qui sécrète son objet, de même qu’elle sécrète l’objectivité du monde et l’espace de cette objectivation.
           S’il faut assurément chercher la racine d’une telle conception dans le motif de l’autocontemplation du Principe divin dans le « Miroir de son essence » à l’origine de la création des mondes, il n’en va pas différemment dans le monde surintelligible où une « Vénus au miroir », équivalent païen de l’Ève chrétienne, se trouve prise au piège de sa propre autocontemplation dans un miroir tournant qui dissimule à ses yeux l’existence de ce monde surintelligible auquel elle appartient 6. Elle ne perçoit plus dès lors que son image. C’est pourtant grâce à cette felix culpa qu’allaient faire leur apparition le temps et l’espace du monde intelligible, avant que ne vienne à son tour à exister, toujours par voie spéculaire et sigillaire, la matérialité grossière du monde sensible. De cette interférence entre projection et perception par le miroir de l’œil, ou concomitamment par les trois miroirs de l’âme, nous ne proposerons ici que quelques exemples qui nous paraissent significatifs de la confusion désormais consommée entre fiction et réalité.
           Au chant VI de l’Adone, quand Adonis pénètre dans les Jardins des sens à l’intérieur du Palais d’Amour, il est d’abord conduit dans le Jardin de la Vue. Là Mercure, son mentor, lui expose l’excellence de l’œil comme il le fera plus tard des autres sens. L’œil, qui est dit « produire la variété des couleurs et des objets », est évoqué comme le lieu d’un échange entre le sens interne et l’environnement, grâce à un incessant va-et-vient entre ce mouvement centrifuge de projection lumineuse, et un mouvement centripète de perception des images ainsi projetées 7. Sur les murs du Jardin, Adonis aperçoit ensuite des peintures représentant les amours des dieux et des héros de la mythologie 8. Ces peintures donnent lieu, sous la plume de l’auteur, à des déclarations stéréotypées relatives à la perfection d’un art capable de donner vie comme magiquement aux images inertes en leur prêtant l’apparence de la réalité. Mais ce qui intéresse davantage notre propos est la conclusion de ce passage : après avoir comparé Adonis à un homme plongé dans un état intermédiaire entre le rêve et l’éveil, Marino en arrive à considérer son personnage comme une fiction picturale égarée au milieu des peintures prétendument vivantes qui l’entourent: « Il ne sait plus s’il veille ou s’il est endormi : / statue dotée de vie, et image animée, / ou plutôt ombre peinte, feinte et privée de sens / au milieu de tant d’autres figures qui respirent » 9.
           Un procédé semblable est utilisé au chant X lorsqu’Adonis, au cours de son ascension dans les « cieux » de l’âme, est jugé digne d’être conduit devant le Miroir sphérique fabriqué par Mercure : sur la surface de cet Œil géant présenté comme un abrégé du monde, il peut voir se dessiner tout l’arc du temps et de l’espace, ainsi que la totalité des événements passés, présents et futurs 10 ; or cinq octaves avant la fin, Adonis contemplant ce spectacle est à nouveau comparé à un homme qui dort et qui traverse en songe d’immenses territoires : « Il ne sait pas s’il voit, ou s’il lui semble voir, / entre ombres et lumières, images ou chimères » 11. Ainsi la réalité objective du monde, qui dans cet épisode s’inscrit pourtant avec force allusions historiques et géographiques précises sur ce monumental écran, est traitée une fois de plus comme une simple fiction onirique se déroulant dans l’esprit d’un rêveur.
           Nous voudrions pour finir nous attarder un moment sur le rapport entre fiction et réalité dans la dimension particulière de la procédure rhétorique, c’est-à-dire cette fois dans la dimension du logos, qui constitue, comme nous l’avons dit plus haut, le troisième champ d’application des procédures cosmogoniques et cosmologiques de l’univers marinien. Toutefois, avant de prendre en considération le cas particulier de Marino, nous citerons le poéticien Emanuele Tesauro qui, dans son Cannocchiale aristotelico (ou « Lunette aristotélicienne »), suggère explicitement l’existence d’une analogie entre science optique et rhétorique. Outre le titre même du traité, il suffirait pour s’en convaincre de se reporter à la figure anamorphosique à miroir conique, avec la sentence Omnis in unum, qui constitue le frontispice de l’ouvrage. Par ailleurs, dans son exposition, où il accorde une place privilégiée à la métaphore, Tesauro précise que selon lui, à la différence des autres figures rhétoriques qui « s’arrêtent à la surface des mots », la métaphore « pénètre et explore les notions les plus abstruses pour les accoupler par voie de réflexion » 12, autrement dit en les faisant se réfléchir les unes les autres, en suscitant des inflexions sémantiques et des parcours obliques, comme le font les miroirs et tout l’art catoptrique avec les rayons lumineux. Or ces mises en perspective bancale, qui rappellent les colonnes chancelantes et les cathédrales qui s’écroulent dans les inquiétantes peintures de Monsù Desiderio, font figure de premier ébranlement de la configuration classique du discours.
           Tesauro ajoute aussitôt après qu’à la différence, là encore, des autres figures rhétoriques, lesquelles « revêtent de paroles les concepts » qui leur sont préexistants et somme toute étrangers, la métaphore, à l’inverse, « revêt les paroles elles-mêmes de concepts » qui n’existaient pas avant qu’elle en suscite la présence par son pouvoir d’évocation 13. Cette déclaration, que l’on peut considérer comme un véritable manifeste, pose en termes clairs le mécanisme de la création poétique à l’âge baroque. Elle instaure notamment une nette distinction entre ces deux versants du far poesia que sont le sens propre et le sens figuré du discours : tandis que dans une telle conception le sens propre, qui se fait passer pour le seul sens réel, fait référence à une vérité objective, historique ou dogmatique, ou à un objet culturel bien défini qu’il a pour tâche de représenter de l’extérieur, le langage figuré, quant à lui, loin d’être mimétique et tautologique, infléchit le discours vers une réalité poétique jusque-là inédite ; or cette nouvelle réalité, désignée de façon allusive sans être nommée et moins encore définie, n’est pourtant, paradoxalement, jamais aussi présente et aussi réelle que lorsqu’elle échappe à l’objectivation.
           Il apparaît que la poésie marinienne s’appuie sur une conception similaire et relève d’une démarche identique. Pour en rendre compte nous nous limiterons ici à deux exemples, plus ou moins dissimulés sous le voile de l’allégorie. Au chant XIV de l’Adone, Adonis est poursuivi par des brigands, mais sur le conseil de Mercure il parvient à leur échapper en se réfugiant dans une grotte à double issue : entre les deux sorties, en effet, Mercure a tissé une épaisse toile d’araignée qui, demeurée intacte, donne à penser qu’il n’y a rien derrière ce seuil arachnéen, ou que personne, en tout cas, ne l’a franchi 14. Or il n’y a qu’un pas du tissage à la texture et au texte, et Marino pourrait avoir voulu signifier ici, entre autres choses, que Mercure, maître des méandres linguistiques et conceptuels, a témoigné par ce stratagème de son aptitude à dresser des seuils de démarcation entre les deux issues de ce qu’on pourrait appeler, par analogie, la « grotte rhétorique » : d’une part celle qui débouche sur le pôle référentiel du discours, et correspond au sens propre des mots et des images, et d’autre part celle qui ouvre sur le non dit d’un langage en clair-obscur, celui-là même qui fonde la spécificité du concettismo baroque 15.
           Ces octaves de l’Adone, si l’on s’en tient à cette interprétation, sont à rapprocher d’un court passage des Dicerie où il est question du Deus absconditus dans sa volonté d’exposer le portrait de son Verbe aux yeux du monde. Marino compare ce Dieu caché à ces peintres qui, dit-il, ont coutume de recouvrir leur ouvrage d’une toile grossière (en l’occurrence le voile corporel qui recouvre la divinité du Christ), sur laquelle est brossée une peinture plus ordinaire destinée à assouvir la curiosité des gens ; ces derniers, bernés par l’apparence, et se satisfaisant de ce trompe-l’œil figuratif, ne vont pas chercher plus loin 16. Il en va de même, ajoute l’auteur, des rideaux qui au théâtre présentent aux spectateurs différentes figures, mais dissimulent en réalité les décors de la scène, c’est-à-dire le spectacle véritable 17.
           Ainsi se trouve évoqué, à travers un certain nombre d’allusions et d’anecdotes, le double sens inhérent, dans le contexte baroque, à la procédure rhétorique, autrement dit à la nature amphisbène du langage poétique, de part et d’autre de la littéralité, laquelle fait alors figure de plan de réflexion et de réfraction rhétorique, à la fois sémiotique et sémantique, entre l’être et le paraître textuel. De la même manière l’œuvre de Marino offre un langage à double sens qui se prête à deux types de lecture, lesquels dans certains cas peuvent être complémentaires, mais s’avèrent à l’occasion  antithétiques et incompatibles : il s’agit d’une part, pour reprendre la distinction qu’établit Marino dans l’introduction aux Dicerie 18, de la lecture qui s’arrête à « ce dont parle » le texte, celle qui détermine le sens référentiel (l’en deçà du texte), et d’autre part celle qui s’aventure dans « ce que dit » le texte (le sens caché, cet au-delà du signe qui demeure pourtant immanent au signe, faute de quoi il retomberait dans l’écueil du discours référentiel). Or « ce dont parle » le texte, simple pré-texte qui occupe la première cavité de la « grotte rhétorique », nous reconduit précisément aux « concepts revêtus de paroles » auxquelles fait allusion Tesauro, alors que « ce qui est dit », correspond à l’inverse aux « paroles revêtues de concepts ». Mais ces concepts-là ne pourront être appréhendés que si, en s’engageant dans une quête exégétique destinée à déjouer les pièges de la fiction, on se place, comme Adonis cherchant à échapper à ses poursuivants, de l’autre côté de la toile textuelle tissée par la poétique mercurienne.
           Il s’agit bien, en tout état de cause, de deux fictions rhétoriques superposées, dont l’une, plus triviale, et souvent didactique ou moralisante, assouvit au premier degré la curiosité des lecteurs en leur dissimulant l’essentiel des intentions de l’auteur, tandis que l’autre les fait pénétrer dans une profondeur du texte que rien ne laissait présager, ou qui n’apparaissait qu’en filigrane : c’est le cas, par exemple, de la dissimulation délibérée de l’amour sublime, sous le masque de l’amour vulgaire qui en est la contre-façon burlesque.
           L’auteur suggère à plusieurs reprises que l’œuvre poétique ainsi conçue doit être vue et lue comme un « silène » poétique : le corps audible et visible du texte, la gangue de la littéralité, sont supposés cacher, sous une apparence sinon pauvre du moins décalée, le trésor du « sens » à la fois masqué et révélé par les mots et les images 19. Tout se passe comme dans ces devises de l’époque où, sous l’écorce de figures par elles-mêmes insignifiantes, était caché ce que les théoriciens de cet art s’accordaient à appeler l’« âme » ou le concetto, au confluent de la figure et de la sentence qui en orientait et en exploitait la signification. Marino invitait ainsi à une démarche exégétique particulière qui devait fonctionner comme une « agnition des silènes », ou si l’on préfère comme une levée des masques, comme un soulèvement du voile qui recouvrait de sa fiction mensongère la fiction réellement créatrice, à savoir le vrai visage de l’œuvre.
           Cette « agnition des silènes » s’avère par bien des côtés assimilable à une lecture anamorphosique de l’œuvre, et c’est en définitive à cela qu’est convié le lecteur de Marino, quand à partir des données brutes offertes par le paraître trompeur du texte, il est conduit, comme dans un jeu de piste, à procéder au rassemblement et à la mise en perpective de ces épures disparates, de ces porte-à-faux rhétoriques, de ces incohérences narratives ou de ces discontinuités sémiologiques savamment ménagées comme autant de repères laissant deviner que la véritable cohérence se trouve ailleurs qu’au premier degré du discours ; à partir de là le lecteur exégète, en suivant les lignes de fuite des infléchissements métaphoriques, et en se laissant guider vers leur point de convergence, devient en mesure de remonter de proche en proche jusqu'à l’image originelle qui sous-tend invisiblement tout le processus : « l’image rectifiée » de l’anamorphose poétique, à savoir, en l’occurrence, dans le cas de Marino, le noyau archétypal et son axiomatique particulière, indéfiniment reflétés à travers la multiplicité des mondes.


Marie-France Tristan


1- Cfr. par ex. la description des beautés d’Olimpia dans le Roland Furieux de l’Arioste (XI, 71) : « E se fosse costei stata a Crotone, / quando Zeusi l’imagine far vòlse / che por dovea nel tempio di Iunone, / e tante belle nude insieme accolse ; / e che, per una farne in perfezione, / da chi una parte e da chi un’altra tolse : / non avea da tòrre altra che costei ; / che tutte le bellezze erano in lei .

2- G.B. Marino, Dicerie sacre, (Pittura II), éd. crit. Giovanni Pozzi, Turin, Einaudi, 1960, p. 166 (11-24). Pour le mythe de Zeuxis chez Marino, cfr. aussi Ibid. (Pittura I), p. 140 (8-18), où la synthèse réalisée par le peintre grec est mise en analogie avec la synthèse de toutes les perfections réalisée par Dieu lui-même lors de l’Incarnation du Christ.

3- Cfr. V. Gély-Ghédira, La nostalgie du moi. Écho dans la littérature européenne, Paris, PUF, 2000.

4- Dicerie (Pittura I), p. 135 (19) à 137 (3).

5- Cfr. M.F. Tristan, La scène de l’écriture. Essai sur la poésie philosophique du Cavalier Marin (à paraître aux éditions Champion).

6- Cfr. la description de la Naissance de Vénus dans Adone, VII, 133-140 (éd. crit. Marzio Pieri, Rome-Bari, Laterza, 2 vol., 1975 et 1977, et Giovanni Pozzi, Milan, Mondadori, 2 vol., 1976, sans compter d’autres rééditions plus récentes). Pour notre propos voir en partic., à l’oct. 139 (5-8), l’évocation du Triton qui présente à la déesse un miroir dans le même temps qu’il virevolte autour d’elle : « Chi volteggiando con lascive rote / le regge innanzi adamantino gelo, / e perché solo in sua beltà s’appaghi, / ne fa lucido specchio agli occhi vaghi ». Dans l’univers mythologique de Marino le monde surintelligible est figuré par Ouranos, père de la Vénus surintelligible dont il est question ici, de même que Jupiter est père, quant à lui, de la Vénus intelligible. Ces deux Vénus sont elles-mêmes à l’évidence une réplique des deux Aphrodite, respectivement noble et vulgaire, du Banquet de Platon.

7- Adone, VI, 25-37, en partic. les oct. 26 (5-6) : « sí per la tanta e tal, ch’ognor produce, / varietà di colorate cose… », et 31 : « Gli spirti unisce a la pupilla, e spira / da la gemina sfera il raggio vivo, / che ‘n piramide aguzza, ovunque il gira, / si stende fuor del circolo visivo. / La specie intanto in sé di quel che mira / ritrae, come suol ombra o specchio o rivo. / Cosí ne l’occhio, mentre il guardo vago / esce da la potenzia, / entra l’imago ».

8- Ibid. VI, 50-76.

9- Ibid. VI, 74 (5-8) : « Sembra, né sa s’ei vegghia, o pur s’ei dorme, / statua animata, imagine che spira, / anzi più tosto un’insensata e finta / tra figure spiranti ombra dipinta ».

10- Ibid. X, 168-286.

11- Ibid. X, 282 (7-8) : « Non sa se vede, o pargli di vedere, / tra lumi ed ombre imagini e chimere ».

12- E. Tesauro, Il Cannocchiale aristotelico (1654), aujourd’hui dans Trattatisti e narratori del Seicento, Milan-Naples, Ricciardi, 1960, p. 73 : « L’altre (figure) quasi grammaticalmente si formano e si fermano nella superficie del vocabulo, ma questa riflessivamente penetra e investiga le più astruse nozioni per accoppiarle ».

13- Ibid. p. 73 : « E dove quelle vestono i concetti di parole, questa veste le parole medesime di concetti ».

14- Adone, XIV, 61-65 et 140-142.

15- Cfr. cette affirmation de Roland Barthes dans Le Plaisir du texte (1973), in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1994, tome 2, p. 1527 : « Texte veut dire Tissu ; mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu - cette texture - le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. Si nous aimions les néologismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphologie (hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée) ». Les italiques sont dans le texte.

16- Dicerie (Pittura I), p. 139 (3-9 ; 11-14)

17- Ibid. p. 139 (9-11).

18- Ibid. p. 71-72.

19- Cf. Dicerie (Pittura I) p.118 (24)-119 (8), (Musica I), p. 211 (10)-213 (14), et Adone, I, 10.