Marie France TRISTAN
EXPLORATION DU BAROQUE
C’est sans doute, des trois attributs de la Substance divine, le plus difficile à cerner en raison de sa nature foncièrement polymorphe. Loin de se réduire à ses manifestations physiques et sensoriellement perceptibles, elle est soumise, plus encore que le son et le souffle, à des glissements isotopiques et à des transferts métaphoriques de tous ordres. C’est la raison pour laquelle seul un concept aussi vaste que celui d’ignéité est suffisamment universel pour recouvrir la totalité des aspects visibles et invisibles de la substance de la lumière, au sens propre comme au sens figuré, à travers l’ensemble des mondes manifestés, dans les trois domaines du cosmos, du logos et de l’anthropos.
Cette ignéité, en effet, n’est pas seulement resplendissement de la Gloire divine, ou rayonnement des corps glorieux et des substances angéliques, clarté des astres ou éclat du regard, beauté des formes et harmonie des proportions. Elle est aussi, pour citer les images les plus rebattues de la poétique marinienne et de la littérature de son temps, tout le déploiement de la gamme chromatique dans les règnes de la nature, depuis l’irisation des ailes jusqu'à la blondeur des blés ou à la pourpre du rubis, depuis l’aspect diaphane des chairs et la teinte fauve des chevelures jusqu’à la limpidité et à la transparence des rivières, au miroitement des cristaux et au scintillement des armes, à la perle qui brille sur son lit de nacre, à l’or solaire qui féconde la terre, au rayon qui fouille les lieux clos, car tous sont des reflets de la Lumière primordiale. Elle est l’étincelle cachée dans le silex, et les pépites d’or qui gisent au fond des eaux, la flamme de l’amour enfouie dans le cœur, la foudre qui détruit, le feu qui purifie, le rougeoiement des incendies ; la mine rubiconde de Bacchus, et la frénésie qui l’anime, le vin qu’on verse dans les coupes, le sang qui coule dans les veines ou s’épanche par les blessures. Elle est la Toison d’or des Argonautes, et les pommes d’or des Hespérides, qui pour ces poètes symbolisent l’objet de toute quête. Elle est jubilation de l’âme, et flamme de la passion ; elle est le rire et le sourire qu’offusque l’air des soupirs et qu’éteint l’eau des larmes, mais que ravive la transparence du voile lorsqu’il essuie les pleurs1 ; elle est éclair de l’intellection, « fureur » de l’inspiration, illumination de l’esprit, clairvoyance et vision, fulguration du sens au sein de la parole ; elle est la gloire des poètes, comme celle des monarques ; l’épée flamboyante du Chérubin biblique, le glaive qui tranche, la flèche d’Amour et d’Apollon, ou les cordes de la lyre tendues comme des rayons ; les dards brûlants du soleil, le fouet qui lacère, les traits acérés de l’invective, le serpent qui darde sa langue venimeuse ; le miel et le nectar, le fiel et le poison. Elle est le fil des Parques qui s’enroule et se déroule, et le fil de la vie, le fil du discours et le fil de l’histoire ; intuition d’une corporéité et d’une matérialité où tout n’est que fibres et nerfs, veines et veinures, boyaux et viscères, comme s’ils n’étaient eux-mêmes que des enchevêtrements de rayons lumineux plus ou moins opacifiés en devenant corps et matière.
C’est cette même ignéité qui détermine la poétique des noeuds, des chaînes et des filets, du tressage et du tissage, et de toutes les textures et structures réticulaires, qui sont comme autant de complications de cette intuition « filamentaire ». De façon plus déguisée encore, elle transparaît derrière toutes les formes de gestuelles, depuis le doigt dressé en signe de menace, jusqu'à la main tendue dans un geste d’offrande, et jusqu’au mouvement qui, mimant le dessin, et décrivant mille tracés invisibles, se sublime en entrelacs chorégraphiques2. Parce qu’elle est, comme la flèche, vouée à une finalité balistique et vectorielle, c’est elle qui sous-tend toutes les intentions et toutes les destinations, celles de la pensée comme celles de la parole ou de la volonté, celles du regard comme celles des pas, et au-delà des pas celles de la voie, du voyage et du cheminement, qui tantôt vont droit au but dans un trajet rectiligne, tantôt dévient, obligeant le passager à errer dans des parcours labyrinthiques. Si elle partage avec le souffle et le son le fait d’être jaillissement de l’énergie primordiale à l’œuvre dans le monde, cette énergie, dans son cas, se manifeste avant tout comme pulsion et tension, comme si, sous son emprise, l’univers entier se polarisait. L’ignéitéapparaît en fin de compte comme la trame la plus intime des choses, aussi bien dans les mondes physiques et corporels, que dans la dimension psychique et spirituelle, envahissant jusqu’au champ existentiel et historique pour fonder la notion même d’événement, tant il est vrai qu’il n’est pas d’événement sans devenir, sans tension entre un début et une fin (ou une finalité), sans vecteur temporel, sans « orientation » (p. 305-307).
1- L’époque maniériste et baroque, à l’échelle européenne, avait systématisé l’idée d’une affinité entre états affectifs et états matériels (ou éléments naturels). Cette application particulière de la classique analogie entre macrocosme et microcosme se prêtait en effet à des jeux de correspondance parfois complexes et originaux que poètes et emblématistes ont exploités à l’envi, suggérant l’existence, dans l’espace invisible de la psyché, d’une phénoménologie des passions et des émotions qui ouvrait la voie à la conception d’une véritable alchimie intérieure.