Marie France TRISTAN
EXPLORATION DU BAROQUE
I - « Alcibiade, dans le Banquet de Platon, fit l’éloge de Socrate en disant que son aspect était certes difforme, mais que son âme, en revanche, était belle ; à ce propos il le compara aux Silènes qui, fermés, représentaient l’effigie d’un Satyre aux pieds de bouc tenant une flûte à la main, mais qui, une fois ouverts, laissaient voir les simulacres des dieux : il voulait signifier par là que Socrate, dans son corps, était laid et fort enclin par nature aux instincts bestiaux [...], et que rien de bon n’apparaissait au dehors si ce n’est la suave harmonie de son éloquence ; mais que, dissimulé en son sein, il recélait un esprit presque divin sous le rapport de la vertu et de la sagesse, et que cet esprit se révélait lorsqu’à travers son docte langage il manifestait ses sublimes pensées. Mais ô combien, selon moi, cette comparaison conviendrait mieux pour désigner l’homme en général, lui qui est fait d’une matière vile, abjecte et périssable, et qui dans ce qu’il a de plus bas ressemble aux bêtes, dont il partage les appétits irrationnels ; mais qui par ailleurs possède une cornemuse dont il se sert pour produire une musique suave et pour déverser le flot de ses paroles ; et qui surtout, sous cette écorce grossière ( tel un ingénieux coffret) contient cette belle et noble forme qui offre tant de ressemblance avec la divinité »1.
II - (À propos de la fable de Pan - assimilé au Christ - et de Syrinx)- « Certes l’invention de ce récit tient de la fable, mais pas le sens qu’il renferme. C’est pourquoi si Ezéchiel perce le mur il découvrira de grandes merveilles, si Benjamin ouvre le sac, il y trouvera le vase d’or ; si Moïse frappe le rocher, il en fera jaillir des eaux fraîches ; si le Prêtre soulève le voile, il découvrira les beautés du Sanctuaire ; si Tobie éventre le poisson, il en retirera le cœur aux vertus si précieuses ; et si nous-mêmes voulons bien passer du symbole à la signification en recherchant ce qui est à l’intérieur de cette fiction poétique, nous nous apercevrons qu’elle contient en elle-même un très grand et très profond mystère. Qui ne sait, du reste, que sous l’enveloppe de semblables voiles et énigmes la superstitieuse antiquité avait coutume de cacher, non seulement en grand nombre mais en totalité, les plus merveilleux et insondables secrets ? Et que c’est à cet effet que furent inventées les statues des Silènes, qui dans la concavité de leurs entrailles portaient les simulacres des dieux, pour que les divins arcanes demeurent voilés et occultes aux yeux du vulgaire. J’ose dire plus : non seulement sous le manteau mystérieux de ces fables se dissimulent les faussetés des mensongères divinités des Païens, mais quiconque avec un zèle pieux et dans l’esprit de la catholicité entreprend d’en scruter les profondeurs peut en outre y contempler sous une forme déguisée un nombre considérable des saints mystères de la religion chrétienne. C’est ainsi que d’une certaine manière (imparfaite il est vrai) il verra la Trinité figurée par Géryon, et l’éternelle génération [du Verbe] par Minerve, la création de l’homme par Prométhée, la chute des Anges par les Géants, Lucifer par Phaéton, Gabriel par Mercure, Noé par Deucalion, la femme de Loth par Niobé, Josué par Leucothoé, la conservation du monde par Atlas, l’incarnation du Verbe par Danaé, l’amour du Christ [pour l’âme] par Psyché, les combats contre le diable par Hercule, la prédication par Amphion, la résurrection des morts par Esculape, l’institution du Saint-Sacrement par Cérès, la Passion par Actéon, la descente aux limbes par Orphée, la montée au ciel par Dédale, l’embrasement sous l’effet de l’Esprit-Saint par Sémélé, l’Assomption de la Vierge par (l’apothéose) d’Ariane, le jugement [des âmes] par Pâris, et cent et mille autres fictions applicables à la vérité, que soucieux d’être bref je passe sous silence. Baissez donc le rideau et la scène resplendira ; ôtez le masque et le visage apparaîtra ; frappez le silex et la flamme étincellera ; cassez la coque et vous savourerez le fruit ; brisez la coquille et la pourpre en sortira ; que l’écorce le cède à la moelle, le corps à l’esprit, la nuée au soleil ; qu’hors des ténèbres on extraie la lumière, hors du mensonge la vérité, hors de la fable l’allégorie, et que l’on dise que par ce personnage de Pan nous est clairement désigné le Dieu grand et véritable »2.
III - « Le Parnasse ne dit le vrai qu’à mots couverts,
au profane ignorant il tait les hauts mystères,
sous une fausse écorce il cache et dissimule
(comme en grossier Silène) de célestes arcanes »3 (p. 15-17).
1- D.S. (Pitt. I) p. 118 (24)-119 (8). Ce passage des Dicerie est à l’évidence à rapprocher des célèbres « silènes » de Rabelais dans le « Prologue » du Gargantua qui, au demeurant, commence presque mot pour mot par les mêmes termes. Il s’agit certes d’un motif très répandu à la fin de la Renaissance, mais l’exploitation qu’en propose Marino n’en demeure pas moins originale.