Marie France TRISTAN
EXPLORATION DU BAROQUE
Dans la perspective du feuilletage et du recouvrement, ce qui fonde peut-être plus que tout le commun dénominateur « baroque » des penseurs et poètes de Marino à Leibniz, c’est le fait de concevoir le monde, les oeuvres et les individus (ou les monades) sous la forme de deux « étages » distincts, et pourtant indissociables. Chez Leibniz, qui évoque les monades à travers une métaphore architecturale, c’est la distinction entre la façade ouverte sur le monde et l’intériorité qui ignore toute communication avec le dehors : d’un côté l’âme, l’« étage d’en haut », avec ses propres gradations internes, ses clairs-obscurs qui s’étendent de l’insondable obscurité des perceptions confuses à la clarté des perceptions distinctes extraites des profondeurs, et de l’autre côté le corps, l’« étage d’en bas », et la matière environnante, sans autre communication avec l’âme qu’une curieuse « ressemblance » inhérente au mécanisme de la perception dans l’âme, là où le monde est encore enroulé dans la « pliure » ; d’un côté la « nature », régie par l’alternance aveugle des actions et des réactions et par le rude déterminisme des causes et des effets, et de l’autre la « grâce », libre et inventive, qui par la voie d’un mystérieux vinculum substantiale conduit les esprits à la communion harmonieuse dans la « cité de Dieu ». Chez Marino, on l’a vu, c’est le « théâtre de l’âme », clôture abyssale sans limite et sans fond, « divine architecture » tapissée à l’intérieur d’un « très pur miroir » dans lequel Dieu, comme il advient déjà dans le Monde archétype, se complaît dans la contemplation de son image 1 ; ce sont, reliés par un escalier à vis, les étages du Palais anthropomorphique de l’Adone, et leur prolongement vers le haut à travers les trois degrés de l’âme, ou vers le bas à travers les boyaux souterrains qui descendent en spirale jusqu’au Royaume de Falsirena ; c’est le corps et l’esprit, la lettre et le sens, la terre et le ciel aux multiples acceptions, mais c’est aussi la double nature du Christ, qui par la vertu d’une non moins mystérieuse « union hypostatique » (véritable « participation » et communauté de substance), devient la double nature humaine et divine de l’homme lui-même, cette double nature qu’au dire de l’auteur le statut des « silènes » illustre de façon privilégiée. Mais si telle est la condition de l’homme en général, elle l’est assurément plus encore de l’homme baroque, toujours claudicant, toujours décalé et comme en porte-à-faux par rapport à lui-même en raison des degrés infiniment éloignés qu’il lui faut accorder sur des plans différents (p. 632-633).