Marie France TRISTAN
EXPLORATION DU BAROQUE
Le motif du jardin occupe une place importante dans l’œuvre de Giambattista Marino, en particulier dans l’Adone, immense poème mythologique relatant les aventures d’Adonis dans l’île de Chypre où l’a fait échouer la barque de Fortune. Il apparaît principalement à travers les descriptions du Palais de Vénus, là où vont se dérouler pour l’essentiel les aventures du jeune héros.
À l’intérieur du Palais, sous la forme d’un hortus conclusus, entre jardin “Renaissance” et jardin “à la française”, la nature sauvage est maîtrisée et domptée par la main de l’homme (II, 14-17). Les rigueurs de la raison l’emportent ici sur les dérives de la passion, représentées quant à elles par les sombres forêts, les vents violents, ou les tempêtes.
D’architecture quadrangulaire, le Palais comporte quatre tours d’angle, elles-mêmes carrées, et une tour ronde plus élevée, en position centrale : « Elles sont à distance égale, et chaque ligne est tirée au cordeau, et en belle ordonnance ; et hormis la plus grande, qui le tient en son sein, chaque tour donne accès à son propre jardin » (II, 17). On voit partout des sources fraîches, des grottes, des fontaines et des pierres sculptées qui ponctuent l’ensemble, ainsi que des labyrinthes qui suggèrent l’errance, et des jeux de perspective.
On constate un fréquent entrecroisement de lignes horizontales et verticales, en écho au Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Il est question d’ascensions célestes (Ciels de la Lune, de Mercure et de Vénus aux chants X et XI) qui s’inspirent du parcours de Dante dans la Divine Comédie, ou qui se prêtent à des descriptions à la Jérôme Bosch (Grotte de Nature et Île des Songes au chant X). À l’inverse, des escaliers en spirale conduisent dans les entrailles de la terre (XII, 147-150) : il y est question de cavernes et de mondes souterrains, voire infernaux (Royaume de Falsirena aux chants XII et XIII, etc).
Le jardin marinien est multidimensionnel. Il se manifeste de façon spéculaire quand les parterres de fleurs se reflètent dans les pierres limpides du mur d’enceinte (VI, 39), ou à travers le procédé des représentations en abîme, sous forme de récits secondaires, de peintures murales (VI, 50-52 et suivantes), de sculptures (II, 19-32, ou VII, 132-144), de décors de théâtre (V, 112-148). On ne peut dissocier le jardin du paysage en général, qu’il s’agisse de forêts (monde de la chasse), de bosquets et de pâturages (monde pastoral), de berges et de rivières (monde de la pêche).
Le parti pris anthropocentrique et anthropomorphique est explicite : « Le mystérieux manoir ... / a été édifié à l’image de l’Homme » (VI, 8). Jouant sur l’analogie entre macrocosme universel et microcosme humain, Marino déclare que le Palais est construit « à l’exemple de qui est l’exemple du tout » (VI, 18), et que ses jardins sont eux-mêmes une synthèse des plus beaux jardins du monde (VI, 125 et suivantes). Chacun de ces jardins représente l’un des cinq sens du corps humain (VI-VIII). Tous les sens corporels sont sollicités : la Vue (spectacle de la végétation), l’Ouïe (brises agitant les feuillages, chant des oiseaux, murmure des ruisseaux), l’Odorat (arômes des fleurs), le Goût (succulence des fruits), le Toucher (caresses du vent, douceur des sièges de verdure), qui eux-mêmes interfèrent avec les quatre éléments : la terre fertile, l’air environnant (douceur des zéphyrs), l’eau des fontaines et des ruisseaux, le feu (lueur des étoiles, couleurs de l’arc-en-ciel, ignification des vignes, etc).
La beauté des corps est comparée à la magnificence de la nature végétale et minérale. On remarque l’omniprésence du corps-jardin (en particulier le jardin symbolique du corps de l’aimé) : fleurs variées qui colorent le teint, ivoire des membres, rubis des lèvres, or de la chevelure etc). Les lèvres d’Adonis endormi sont « des roses empourprées humides de liqueur céleste, et de rosée » (III, 101). À l’inverse les pétales de roses sont eux-mêmes des lèvres, les arbres se tiennent par la main pour danser (VII, 101), les branches sont des bras tendus vers l’arbre aimé (VII, 108), et dans un éternel printemps (VII, 99) la rosée est un déversement de pleurs. Tout cela répond à la logique sous-jacente du « tout est en tout », qui est l’un des soubassements fondamentaux de la philosophie marinienne, et qui justifie la poétique omniprésente de la métaphore.
Les greffes végétales et les natures hybrides font largement partie du paysage, comme dans les peintures d’Arcimboldo. On ne compte pas les métamorphoses de personnages (le plus souvent mythologiques) en animal, minéral ou végétal (Hyacinthos en jacinthe, Cyparissos en cyprès, Narcisse en fleur du même nom, le cœur d’Adonis en anémone, Argus en paon, Jupiter en cygne, etc). Porté sur les ailes de l’allégorie, le jardin devient une représentation des différents aspects de la psyché humaine : le tonnerre et les éclairs, les buissons ténébreux et les cavernes profondes expriment et accompagnent la détresse, la violence et la haine, tandis que l’Aube paisible suggère la joie tranquille. Au corps-jardin s’ajoute ainsi le jardin intérieur, à forte résonance mythique. Les clairs-obscurs paysagers, à l’image des passions humaines, font écho au dolce amaro pétrarquiste.
Le Palais présente un caractère nettement édénique. Au-dessus de la porte principale on peut lire : « C’est par ici qu’on va dans le Ciel de la terre, ici est le chemin qui mène aux joies d’amour » (II, 33). Topos par excellence du locus amoenus (l’« Horto gioioso », l’« Enclos de la joie » de VI, 18), le jardin est comparé à l’Eden biblique où règne un éternel printemps, où les animaux d’ordinaire ennemis vivent en bonne compagnie (VII, 146-147 ; X, 11). Quintessence de la jouissance et du plaisir, il est le cadre idéal des repos et des loisirs, des fêtes et des réjouissances, des danses et des jeux, des concerts et des festins.
Mais le locus amoenus est indissociable de son contraire, non moins largement représenté, le locus gehennalis (fourrés broussailleux, plantes épineuses, bois sombres et déserts, versants abrupts et rocailleux qui “tournent le dos au soleil”, mer en furie, etc.), qui est au jardin des délices ce que l’Enfer est au Paradis, le Chaos à l’Ordre. Car ici tout fonctionne de façon potentiellement binaire. Le jardin représente l’état paradisiaque originel, celui où pousse l’Arbre adamique de la Science du bien et du mal. À partir de là il se déploie et se déforme, ordre versus chaos, paradis versus enfer. Amour est qualifié par Vénus d’ « infernal Paradis, d’Enfer qui s’est fait Ciel » (VI, 174). C’est au fruit de cet Arbre, ramené du Jardin des Hespérides par la Discorde, et planté par Vénus devant l’entrée du Palais, que goûte Adonis, pour le meilleur et pour le pire, au début de ses aventures (II, 36-47).
Marie-France Tristan