Marie France TRISTAN
EXPLORATION DU BAROQUE
Si l'Adone du chevalier Giambattista Marino, alias le Cavalier Marin, connut la gloire lors de sa parution en 1623, au terme du long séjour de l'auteur à la cour de France, le succès fut bientôt payé d'un long purgatoire. Survenue dès 1627, sa mise à l'index (après beaucoup d'autres et, parmi les plus significatives, celle de la Nova de universis philosophia de Francesco Patrizi qui entendait refonder une philosophie chrétienne sur des bases hermétiques) marque une ère nouvelle où la rationalité théologique post-tridentine constitue la face indissociable d'une remise en ordre simultanément philosophique et scientifique pour compartimenter tous les domaines du savoir et canaliser les coulées volcaniques de l'âge précédent. Rappelons que l'année même de la parution de l'Adone, Mersenne engageait son offensive contre toutes les fausses sciences, spirituelles ou non, marquant bien la solidarité du combat mené par la théologie et la nouvelle physique.
Il fallut donc attendre près de trois siècles et demi pour voir réappréciée sous l'influence de Benedetto Croce et dans le sillage des études sur le concept de baroque, exploré dans le domaine des arts avant de l'être dans celui des écrits litttéraires ou philosophiques, une œuvre considérée comme illisible et en tout cas jugée dépourvue de toute intention philosophique, au nom d'une conception réductrice de la poésie et plus généralement de la rhétorique. Il fallait aussi disposer de rééditions critiques de l'Adone, simultanément fournies par M. Pieri et par le P. Pozzi qui avait donné en 1960 l'édition critique des Dicerie sacre de 1614, fondamentale pour comprendre l'Adone.
L'abondance des œuvres de Marino et de la critique marinienne depuis une quarantaine d'années n'en rendait que plus audacieuse l'entreprise de Marie-France Tristan qui s'est très nettement démarquée de ses prédécesseurs, préférant le style de l'essai thématique à l'inventaire et à l'analyse des sources, bref donnant le pas à l'interprétation philosophique de l'imaginaire symbolique, « de la mythocritique à la mythanalyse », illustrée entre autres par C. G. Dubois et G. Durand, sur le point de vue philologique de l'historien des textes.
Contestant le point de vue du P. Pozzi quant à la valeur doctrinale, théologique et philosophique de l'œuvre de Marino, la première partie de l'ouvrage commence par en déployer sur le mode synthétique la vision du monde néo-platonicienne et herméto-kabbalistique, depuis le monde archétypique jusqu'au monde sensible, qui reproduit pour l'essentiel la structure du De harmonia mundi (1525) de Georges de Venise. Si cependant Marino n'est pas, contrairement à ce dernier, un théologien et ne peut donc être jugé à cette aune, il est bien dans la lignée de ces poètes philosophes qui sont aussi, au sens germanique du terme, des « philosophes de la nature ». L'appréciation de l'hétérodoxie marinienne, justement limitée au vitalisme et à des tendances panpsychistes, mais à l'abri du panthéisme et de l'athéisme, aurait néanmoins profité d'une exploration plus précise des sources où puisa Marino. En quel sens, par exemple, peut-on parler d'hétérodoxie trinitaire et doit-on voir comme purement analogique, en matière de kabbale, le rapprochement avec le thème lurianique du tsimtsoum ? Les éventuelles colorations hétérodoxes des sources kabbalistiques de Marino supposent au préalable la mise en évidence objective de leur utilisation directe ou indirecte ainsi que l'éclairage de leur contexte.
Encore n'est-il pas inutile de rappeler que l'hétérodoxie de certaines démarches est, elle aussi, tributaire de l'histoire. Centrale depuis la Renaissance, qui renouait d'ailleurs en les réactivant les débats patristiques, la question des rapports entre la théologie chrétienne et la mythologie païenne dont l'Adone propose une illustration exemplaire suscitent des réactions fort diverses dans des espaces de temps très brefs, voire dans une même période. L'analogie généralisée entre les deux ordres du sacré et du profane n'a pas attendu l'époque baroque pour se déployer et connaître tantôt la faveur, tantôt la suspicion. Très tôt au cœur même de l'humanisme florentin ou napolitain, de l'académie pontanienne chez Sannazar et le cardinal Gilles de Viterbe, cette démarche concordiste émaille en France même de non moins étonnantes analogies les écrits d'un Guillaume Budé et n'éveille qu'occasionnellement, dans la longue durée d'un siècle, les réserves du magistère.
Si brillante soit-elle, toute interprétation philosophique ne peut ainsi faire l'économie de l'histoire et passe par une évaluation des sources qui permette de retenir seulement, pour mieux les éclairer, celles que l'auteur a traitées d'une façon originale. La question se pose en particulier pour apprécier les allégories mythologiques qu'il développe, dont la signification philosophique analysée par M.-F. Tristan dans les trois autres parties de l'ouvrage demanderait, il est vrai, d'être confrontée à celle que lui donnait la vaste tradition mythographique du xvie siècle, pour ne citer que quelques-uns de ses représentants les plus connus, tels que Pietro Bongo, Fabio Paolini, Antonio Ricciardi, voire Piero Valeriano.
Dans la profusion de figures mythologiques systématiquement explorées et classées par thèmes, entre autres celui du miroir, de l'éthique dionysiaque ou celui des silènes, célèbre depuis Erasme et Rabelais, la symbolique complexe et contradictoire d'Adonis qui donne son titre et son fil conducteur au grand poème de Marino constitue sans doute aussi la clef de sa philosophie, qu'il eût peut-être été opportun de nous donner d'emblée et sous une forme moins morcelée. A la fois héros et anti-héros, Adonis incarne la coïncidence des opposés et une éthique de la docte ignorance par delà la morale commune. Figure christique sur le mode nécessairement implicite, « réparateur de l'ordre du monde et restaurateur de la paix, de la justice et de la félicité au sein de la société des dieux et des hommes », Adonis circonscrit bien un poème sacré dont M.-F. Tristan situe volontiers l'auteur dans le sillage de Nicolas de Cuse, concluant en aval à une parenté entre le poète philosophe et le philosophe poète Leibniz, du moins à travers l'interpétation qu'en donna naguère Gilles Deleuze, cité dans la conclusion. L'occasion était bonne pour tenter de cerner, fût-ce brièvement in fine, la spécificité d'un esprit baroque, tâche que rend malaisé le réseau serré de continuités qui relient cet âge mouvant à celui de la première Renaissance.
Bien qu'elle s'avère généralement aléatoire, on ne peut que saluer l'entreprise de décryptage philosophique d'une œuvre littéraire dont le langage et la finalité diffèrent par nature, pourvu toutefois que la grille interprétative s'attache à limiter, avec sa part inévitable d'anachronisme, la distance qui sépare toujours le lecteur moderne du contexte et des sources. On se félicitera en tout état de cause de trouver dans cette thèse de doctorat d'Etat un commentaire continu assorti d'abondantes citations du texte de Marino ainsi que maintes analyses émaillées de formulations brillantes qui eussent sans doute été mieux mises en valeur dans un ensemble quelque peu élagué, y compris de son jargon « technique » imposé par l'écriture philosophique à la mode depuis quelques décennies. On ne manquera pas pour autant de tirer grand profit d'une vaste bibliographie qui dépasse de loin la critique marinienne, ainsi que d'un index thématique très développé, suivi d'un index des références et des citations de l'Adone et des autres œuvres de Marino. Sans dispenser de se reporter aux autres grands travaux qui l'ont précédé, cet essai leur apporte un utile complément critique et contribue à faire mieux connaître un auteur auquel la France persiste pour d'évidentes raisons à s'intéresser fort peu.
Résumé
Il est rappelé tout d'abord que la parution, puis la mise à l'index de l'Adone correspondent exactement à la période où le magistère et la nouvelle science entreprennent de conserve une remise en ordre après les dérives de l'âge précédent. Le long purgatoire de l'Adone n'a cessé que récemment grâce au renouveau des études baroques et à une vision moins réductrice de sa poésie jusqu'alors considérée comme une rhétorique, en son sens péjoratif. Cet essai thématique de type mythocritique s'attache moins à préciser les sources effectivement utilisées par Marino qu'à présenter une synthèse de sa philosophie et de sa cosmologie, puis à déployer les grandes figures mythologiques présentes dans son poème sacré dont Adonis constitue bien évidemment le cœur. L'ouvrage de M.-F. Tristan, l'un des rares en langue française sur le sujet, offre également un commentaire de texte continu que rend aisément consultable un index thématique ainsi qu'une vaste bibliographie sur la période baroque européenne.