Marie France TRISTAN
EXPLORATION DU BAROQUE
Les principales propriétés que Leibniz prête à la monade sont présentes dans le Monde archétype marinien. Aussi ce dernier fait-il figure de Monade suprême, celle par laquelle Leibniz désigne l’idée de Dieu, celle aussi dont les âmes particulières, les simples monades, créées à l’image de Dieu, tirent leurs propres qualités, comme autant d’« idées innées » issues des « vérités éternelles »1 qu’elles « actualisent » d’abord en elles-mêmes avant de les « réaliser » sous l’aspect du monde2. On a vu que le Dieu de Leibniz, « unité primitive » et « substance simple originaire dont toutes les monades créées ou dérivatives sont des productions » sous forme de « fulgurations continuelles »3, possède au plus haut point ces vertus de puissance, de connaissance (ou de sagesse) et de volonté (ou de bonté) qui, déjà reconnaissables à travers les primalità de Campanella, constituent chez Marino les attributs de l’Essence divine. Ces mêmes vertus se retrouvent dans les monades créées sous forme de sujet de la perception, de faculté perceptive, et de faculté appétitive, lesquels correspondent à la double trilogie marinienne « mémoire / intellect / volonté » d’une part, et « puissance intellective / connaissance / amour » d’autre part 4.
Mais chez Leibniz, pas plus que chez Marino, la ressemblance entre la Monade suprême et les monades individuelles ne s’arrête là : toutes, plus ou moins parfaitement, contiennent en elles-mêmes de façon virtuelle la totalité du réel. Leibniz conçoit la multiplicité du monde, en gestation permanente par la voie de la perception (ou de la perception / projection) constamment et spontanément active, comme repliée dans l’enceinte hermétiquement close de l’âme comme elle l’est déjà dans celle du Monde archétype marinien. Paraphrasant la célèbre déclaration de Leibniz selon laquelle « les Monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir »5, Deleuze évoque l’âme sous l’aspect d’un « livre » clos aux innombrables feuillets, ou à plus grande échelle sous celui d’un « cabinet de lecture »6 garni dans le fond d’une toile opaque que diversifieraient des plis7, lesquels ne seraient rien d’autre que ces « idées innées » destinées par déploiement interne à produire et représenter tout à la fois l’image du monde. Et ce qu’on « voit » dans le monde correspondrait à ce qu’on peut « lire » dans le livre de l’âme8. Ce qui fait, dit-il, l’essentiel de la monade, c’est précisément qu’« elle a un sombre fond (dont) elle tire tout, et rien ne vient du dehors ni ne va au dehors », car elle n’est qu’un « pur dedans », un « intérieur sans extérieur »9. De ce fuscum subnigrum, qui rappelle les accents tourmentés de la théogonie boehmienne, et tapisse de noir le fond de la monade, « les choses surgissent, les couleurs jaillissent »10, puis se déplient en clairs-obscurs plus ou moins contrastés, et se déroulent en d’infinies gradations chromatiques, premières ébauches des fantasmagories mondaines.
Il en va sensiblement de même dans la conception marinienne du Monde archétype : modèle idéal des opérations spéculaires qui s’actualiseront ensuite dans l’âme, il est d’abord un lieu sans étendue, clos lui aussi au cœur du Chaos ténébreux, et lui aussi « sans extérieur ». Mais parce que ce « sombre fond » qui le délimite, tel un tain opaque, est tapissé de l’intérieur par le Miroir sphérique où se contemple le Principe divin, il joue un rôle crucial dans l’événement de cette autocontemplation, ainsi que dans les implications en chaîne de la mise en branle de cette formidable « machine » catoptrique : le va-et-vient du rayon visuel en situation panoramique figuré par la navette de l’Esprit, l’illumination du Miroir, la génération du Verbe. À cela s’ajoute la jubilation autocontemplative, que l’on retrouvera identiquement chez Leibniz à travers la notion d’autosatisfaction des monades (de self-enjoyment, dit Deleuze)11 dans l’acte d’exercer leur fonction « représentative », autrement dit le jeu infini de leurs perceptions, des plus confuses aux plus distinctes, par lesquelles elles reproduisent tout l’univers, chacune de son « point de vue » particulier12. C’est du reste par cette multiplicité des angles d’approche que chaque monade peut parvenir isolément, sans qu’ait lieu la moindre communication avec ses semblables, à participer spontanément, et donc de quelque manière infailliblement, à la reconstitution du « point de vue » idéal dont elle est dépositaire. D’où la déclaration de Knecht, qui voit dans les écrits de Leibniz « un discours métaphysique dont l’ambition est de restituer à l’esprit, autant que le permettent les limitations de la condition humaine, le point de vue de Dieu sur le monde »13. D’où aussi la position de Deleuze qui souligne le rapport existant entre le perspectivisme leibnizien et la nouvelle cosmologie : « Dans un monde de l’infini, ou de la courbure variable, qui a perdu tout centre, [il importe] de substituer le point de vue au centre défaillant »14. En ce sens les structures elliptiques de Kepler, dans lesquelles on a vu à juste titre une autre expression de la conception baroque de l’univers15, pourraient être comprises comme une distorsion permettant à l’espace primitivement régi par le centre d’inclure problématiquement, parfois dramatiquement, ces points de vue particuliers, qui en seraient comme autant d’épures anamorphiques (p. 618-622).
1- À propos de ces « vérités éternelles » ou « nécessaires » qui forment les « idées innées » dans l’âme, cf. Monadologie § 46.
2- Pour les stades successifs d’« actualisation » dans l’âme et de « réalisation » dans les corps et les substances matérielles, cf.G. Deleuze, Le pli (Leibniz et le baroque), Éd. de minuit, 1988, p. 109 et passim.
12- À propos de l’âme-miroir chez Leibniz, cf. Monadologie § 56 (« Chaque substance simple est un miroir vivant perpétuel de l’univers ») ; § 60 (« La nature de chaque monade est représentative ») ; § 62 (« Chaque monade créée représente tout l’univers ») ; § 63 (« Toute monade est un miroir de l’univers à sa mode ») ; § 77 et 78, où l’harmonie préétablie entre toutes les substances s’explique par le fait qu’« elles sont toutes des représentations d’un même univers » ; § 83, où Leibniz distingue entre les « âmes ordinaires » en tant que « miroirs vivants ou images de l’univers des créatures », et les « esprits », également nommés « âmes raisonnables », qui sont quant à eux « images de la Divinité même » ; et § 63.
13- Cf. H. Knecht, La logique chez Leibniz, L’âge d’homme, 1981, p. 335. Cf. aussi Deleuze, op. cit. p. 52 : « Toutes les textures de la matière tendent vers un point plus élevé, point spirituel qui enveloppe la forme, qui la tient enveloppée, et contient seul le secret des plis matériels d’en bas ».