(Chant I, oct. 56-58, et 118-125)

La Tempête

(Adonis, embarqué sur la nef de la Fortune, quitte les côtes de Palestine où il a vu le jour, et finit par échouer sur les rivages de Chypre où il rencontrera Vénus)

56 - Scorrendo va piaceuolmente il lido,
Mentr’è placido e piano il molle argento,
E da principio, del suo patrio nido
Rade la riua a passo tardo e lento.
Indi al’instabil fé del flutto infido
Se stesso crede, e si commette al vento
Lunge di là dou’a morir va l’onda,
E con roco latrar morde la sponda.

56 - Il vogue plaisamment tout en longeant la côte tandis qu’est calme encore, et plat, le mol argent; il rase tout d’abord, à lente et faible allure, cette rive qui fut son nid et sa patrie ; puis à l’instable foi des vagues infidèles il se confie enfin, et s’en remet au vent, s’éloignant de l’endroit où l’onde vient mourir, et mugit d’un son rauque en mordant le rivage.

57 - Trasparean sì le belle spiagge ondose,
Che si potean del’humide spelonche
Nele profonde viscere arenose
Ad una ad una annouerar le conche.
Zèfiri destri al volo, aure vezzose
L’ali scotean, ma tosto lor fur trônche,
Il mar cangiossi, il Ciel ruppe la fede.
Oh malcauto colui, ch’ai vènti crede !

57 - Les plages ondoyantes1 étaient si transparentes que dans les sablonneuses et profondes entrailles des humides cavernes on pouvait un par un compter les coquillages. De caressantes brises et d’agiles zéphyrs voltigeaient çà et là, quand voilà que leurs ailes furent bientôt tronquées, la mer changea d’aspect, le Ciel rompit sa foi. Ô combien imprudent est qui se fie aux vents !

58 - Oh stolto quanto industre, oh troppo audace
Fabro primier del temerario legno,
Ch’osasti la tranquilla antica pace
Romper del crudo e procelloso regno ;
Più ch’aspro scoglio, e più che mar vorace
Rigido hauesti il cor, fiero l’ingegno,
Quando sprezzando l’impeto marino
Gisti a sfidar la morte in fragil pino.

58 - Ô toi qui, insensé non moins qu’industrieux, et par trop audacieux, as le premier construit la barque téméraire2, et osas du cruel royaume des tempêtes interrompre la paix tranquille et séculaire ; plus qu’un âpre rocher, plus qu’une mer vorace ton esprit était fier, et ton cœur inflexible, quand méprisant des flots la fougue et la fureur tu as défié la mort en un fragile esquif.

118 - […] (Nettuno)
Crolla l’hasta trisulca, e’l mar scoscende.
D’Alpi spumose oltre il ceruleo letto
Cumulo vasto inuêr le stelle ascende.
Urtansi i vènti in minaccioso aspetto,
Dele concaue nubi anime horrende ;
E par che rotto, o distemprato in gelo
Voglia nel mar precipitare il Cielo.

118 - […] (Neptune) Il brandit son trident et l’abat sur les flots. Hors de leur lit d’azur des Alpes écumeuses, formant d’énormes lames, montent jusqu’aux étoiles. Les vents, âmes horribles des concaves nuées, se heurtent en arborant un aspect menaçant ; on dirait que le ciel, brisé ou liquéfié sous forme d’eau glacée, s’apprête à s’abîmer et sombrer dans la mer.

119 - Bòrea d’aspra tenzon tromba guerriera
Sfida il turbo a battaglia, e la procella.
Curua l’arco dipinto Iride arciera,
E scocca lampi in vece di quadrella.
Vibra la spada sanguinosa e fiera
Il superbo Orïon, torbida stella,
E’l Ciel minaccia, et ale nubi piene
D’acqua insieme e di foco apre le vene.

119 - Borée, trompe guerrière, annonce une âpre lutte, et défie au combat tornades et bourrasques. Iris armée courbe son arc enluminé, et en guise de flèches décoche des éclairs. Et le superbe Orion, étoile au trouble éclat, agite son épée fière et ensanglantée en menaçant le ciel, et aux nues à la fois emplies d’eau et de feu, ouvre tout grand les veines.

120 - Fuor del confin prescritto in alto poggia
Tumido il mar di gran superbia, e cresce.
Rüinosa nel mar scende la pioggia,
Il mar col Cielo, il Ciel col mar si mesce.
In nouo stile, in disusata foggia
L’augello il nuoto impara, il volo il pesce.
Oppongonsi elementi ad elementi,
Nubi a nubi, acque ad acque, e vènti a vènti.

120 - Hors des confins prescrits la mer, enflée d’orgueil, gonfle ses flots et croît. Sur la mer se déverse un déluge de pluie, la mer au ciel se mêle, et le ciel à la mer. En un style nouveau, en mode singulier, l’oiseau apprend la nage, et le poisson le vol. Chaque élément s’oppose à son propre élément, et l’on voit s’affronter les nues avec les nues, les eaux avec les eaux, les vents avec les vents.

121 - Poté, tant’alto quasi il flutto sorse,
La sua sete ammorzar la Cagna estiua;
E di noua tempesta a rischio corse
Non ben secura in Ciel, la naue Argiua.
E voi fuor d’ogni legge, oh gelid’Orse,
Malgrado ancor dela gelosa Diua,
Nel mar vietato i luminosi velli
Lauaste pur dele stellate pelli.

121 - Le flot monta si haut que la Chienne estivale3 put étancher sa soif, et que la Nef argienne4, n’étant plus à l’abri dans les contrées du ciel, a de nouveau couru un risque de tempête. Et vous, Ourses glacées5, méprisant toute loi, et bravant le courroux de l’envieuse Déesse6, dans la mer interdite avez enfin lavé les brillantes toisons de vos peaux étoilées.

122 - Deh che farai dal patrio suol lontano
Misero Adone, a nauigar mal’atto ?
Vaghezza püeril tanto pian piano
Il malguidato palischelmo ha tràtto,
Che la terra natia sospiri inuano,
Dal gran rischio confuso e sourafatto.
Tardi ti penti, e sbigottito e smorto
Homai cominci a desperar del porto.

122 - Que feras-tu, hélas, misérable Adonis, si loin de ta patrie, sachant mal naviguer ? Un simple jeu d’enfant entraîna peu à peu si avant vers le large ton vaisseau mal guidé, que tu soupires en vain pour ta terre natale, confondu, accablé par l’immense péril. Trop tardif repentir ! Consterné et défait, tu commences à douter de regagner le port.

123 - Già già conuien che’l timido Nocchiero
Al’arbitrio del caso s’abbandoni.
Fremono per lo Ciel torbido e nero
Fra baleni ondeggianti i rauchi tuoni.
E tuona anch’egli il Re del’acque altero,
Ch’a suon d’Austri soffianti e d’Aquiloni,
Col fulmine dentato (emulo a Gioue)
Tormentando la terra, il mar commoue.

123 - Il va bientôt falloir au timide Nocher se livrer désormais aux caprices du sort. Dans le ciel bas et noir de rauques grondements frémissent au milieu des éclairs ondoyants. Altier, le Roi des eaux gronde et tonne à son tour ; de son foudre denté7, imitant Jupiter, au son d’Austers soufflants, d’Aquilons rugissants, en tourmentant la terre, il baratte la mer.

124 - Corre la nauicella, e ratta e lieue
La corrente del mar seco la porta.
Piega l’orlo taluolta e l’onda beue,
Assai vicina a rimanerne absorta.
Più pallido e più gelido che neue
Vòlgesi Adon, né scòrge più la scorta,
E di morte si vasta il fiero aspetto
Confonde gli occhi suoi, spauenta il petto.

124 - Il court, le frêle esquif, et rapide, et léger, il se laisse emporter par le courant marin. Parfois le bord s’incline, et lui fait prendre l’eau, et il s’en faut de peu qu’il ne soit englouti. Adonis, plus glacé et plus pâle que neige, se retourne et regarde, mais ne voit plus son guide8, et le farouche aspect d’une aussi vaste mort déconcerte sa vue, épouvante son cœur.

125 - Ma mentre priuo di terreno aiuto
L’agitato battel vacilla et erra,
Ambo i fianchi sdruscito, e combattuto
Da quell’ondosa e tempestosa guerra,
Quando il fanciul più si tenea perduto,
Ecco rapidamente approda in terra,
E tra giunchi palustri in su l’arena
Vomitato dal’acque, il corso affrena..

125 - Mais tandis que privé de toute aide terrestre le bateau agité vacille au gré des flots, les deux flancs déchirés, durement malmené par cette tempétueuse et ondoyante guerre, quand l’enfant se croyait plus que jamais perdu, voici que brusquement il aborde la terre, et vomi par les eaux, déversé sur le sable auprès des joncs palustres, il arrête sa course.

1. Il s’agit ici de « plages (ou étendues) de mer ».

2. L’article défini désigne ici le caractère prototypique du premier vaisseau construit de main d’homme.

3. La Canicule, principale étoile de la constellation du Grand Chien, appelée aussi Sirius.

4. Le navire Argo, emprunté par les Argonautes lorsqu’ils partirent à la conquête de la Toison d’or. Il fut changé en constellation.

5. Les constellations de la Grande Ourse et de la Petite Ourse.

6. Junon, par jalousie, transforma en ourse la nymphe Callisto aimée de Jupiter. Ce dernier la métamorphosa en la constellation de la Grande Ourse.

7. Le trident, qui fait de Neptune le Jupiter des eaux.

8. L’allégorie de Fortune, qu’Adonis a rencontrée avant d’entamer son voyage (cf. Ad. I, 48-54).