La poésie scientifique du Cavalier Marin

« La poésie scientifique du Cavalier Marin », in La naissance de la science dans l’Italie antique et moderne (collectif), éd. crit. Luigi De Poli et Yves Lehmann, Actes du Colloque de Mulhouse (1er et 2 décembre 2000), Peter Lang, 2004, p. 229-250.

           Au cours des cinquante (et plus encore des trente) dernières années, il a été démontré que Giambattista Marino, dit le Cavalier Marin, n’était pas seulement, comme on l’avait cru pendant des siècles, un virtuose de l’expression poétique au service d’un contenu thématique inconsistant, mais un véritable poète philosophe, à bien des égards comparable à ces grands contemporains, eux-mêmes poètes philosophes reconnus, que furent Bruno et Campanella. Il était donc naturel, étant donnée l’étroite proximité qui unissait encore à cette époque science et philosophie, que la poésie philosophique de Marino, à côté des réflexions proprement cosmogoniques et métaphysiques qui la caractérisent, fût elle-même fortement teintée de poésie scientifique 1. Cette tendance était chez lui d’autant plus naturelle que parmi ses modèles favoris, aux côtés de Georges de Venise, se rangeait Du Bartas, l’un des principaux représentants de la tradition de l’Hexaméron au XVIe siècle 2. Dans les pages qui vont suivre il sera question des deux ouvrages majeurs de Marino, à savoir les Dicerie sacre en prose (1614), principalement d’inspiration chrétienne, et plus encore l’immense poème mythologique l’Adone (1623) 3. Nous nous proposons de mettre en évidence, à partir de ces ouvrages, certains aspects des apports personnels de Marino dans le cadre de la naissance de l’esprit scientifique au début du XVIIe siècle en Italie.
           On ne s’étonnera pas que cette exposition débute par quelques remarques sur la dette de l’auteur envers les traditions philosophiques et scientifiques, ou pseudo-scientifiques, antérieures, lesquelles demeurent à l’état de traces extrêmement tenaces dans son œuvre. C’est ce que prouvent notamment les intuitions vitalistes omniprésentes, elles-mêmes nourries d’hermétisme alexandrin, sur fond de kabbale et d’alchimie 4. On ne compte pas les passages où, dans un parfait respect de la correspondance traditionnelle entre macrocosme et microcosme, Marino imagine l’Esprit ou l’Âme du monde, ou tel souffle, telle substance vivifiante, animant les substances matérielles, corporelles et psychiques, les transmuant et les sublimant en un labeur incessant où alternent en un cycle sans fin création et destruction, chute et rédemption, transformations cataboliques et anaboliques. Dans le même temps, en des Cieux plus ou moins immuables, au-delà du monde sensible, trônent les réalités « en abyme » du Monde archétype, du monde surintelligible et du monde intelligible. Ce dernier, illustré par le vaste panthéon mythologique gréco-latin, représente aussi pour l’auteur les multiples facettes de l’univers de la psyché. Ainsi les deux mondes intelligible et surintelligible, mis en complémentarité avec le monde sensible, se trouvent représenter au niveau du macrocosme (visible et invisible) ce qu’est la trilogie corps / âme / esprit au niveau du microcosme.
           C’est sur ce substrat d’ascendance antique et médiévale, où Platon, et plus encore le platonisme plotinien et ficinien, rivalisent avec Aristote et la pensée scolastique, et les conceptions atomistiques avec les théories pythagoriciennes, que s’inscrivent les « nouveautés » de Marino en matière de philosophie scientifique, dans une acception souvent prémoderniste, et parfois même ouvertement moderniste. Au premier rang de ces nouveautés on signalera une sensibilité exacerbée aux perpétuelles transformations et transmutations des substances matérielles, associée à un goût marqué pour les récentes découvertes scientifiques, tant astronomiques (l’éloge de Galilée), que médicales (tirades anatomiques et physiologiques faisant parfois usage de la terminologie la plus pointue en la matière), dans le but avoué d’examiner les merveilleuses performances de la « machine corporelle ». À cela s’ajoute une réflexion très personnelle sur la délicate question de l’héliocentrisme et du géocentrisme, en relation avec une problématique spéculaire et catoptrique déterminante.

Les « états » de la matière

           Marino conçoit différents degrés dans l’ordre des substances : partant de la réalité consubstantielle des trois Hypostases trinitaires dans le Monde archétype 5, il envisage ensuite une stratification descendante comportant les substances incorporelles du monde surintelligible, puis la corporéité immatérielle des entités intelligibles, à commencer par l’ange et par l’âme qualifiés l’un et l’autre de « substances spirituelles », pour prendre finalement en compte la corporéité physique et matérielle du monde sensible (ou macrocosme) et de l’homme (ou microcosme) 6. À l’intérieur de l’Adone il s’attache par ailleurs, dans un discours largement influencé par la philosophie scolastique, à opposer la « matière incorruptible » du ciel sensible, et sa nature à proprement parler « quintessentielle », à la « matière terrestre » et corruptible, composée quant à elle des quatre éléments :

Même très fine et pure, aucune qualité
Du monde élémentaire ne lui est comparable.
C’est une fleur unique, une quinte substance, 
Qui par sa perfection vainc toute autre matière 7.

[…] Je ne veux pas nier que le Ciel soit un corps,
Et qu’il soit édifié de palpable matière,
Sinon il ne pourrait faire cette harmonie
Lorsqu’il est emporté par sa révolution.
Car tout ce qui se meut, et a lieu, qualité,
Quantité, origine, est toujours corporel.

Mais sache que parfois la matière par Nature
Fut pétrie et trempée à des fins différentes
Qu’à celle d’engendrer aussi vile mixture,
Changeant ce qu’elle perd contre ce qu’elle acquiert,
Mais bien pour recevoir quantité et figure
Et servir de substrat à la forme du corps ;
Ce qui de matériel a été fabriqué
N’est pas toujours voué à se corrompre un jour 8.

Il est cependant précisé que la matière terrestre ne se distingue pas de cette matière céleste dans son « essence », mais seulement dans la variété de ses « formes », en fonction de la différence de densité des substances considérées 9. « Car entre individus – ajoute  Marino – point n’est de différence », et « toute matière est née de la prime première » 10. Ainsi, à une octave de distance, l’auteur confond délibérément les notions de « matière première » et de « quintessence » : il s’agit dans les deux cas de ce « cinquième élément » ou materia prima intelligible, de cette « antique pépinière de toutes choses » 11 qui, dans la littérature alchimique, désignait la synthèse originelle et finale des quatre substances élémentaires dont est composé le monde physique, elle-même issue de « l’énorme agglomérat formé par ce mélange informe d’abîmes et cette masse indistincte et confuse qui avait pournom le Chaos », à la périphérie du Monde archétype 12.
           L’hermétisme alchimique, dans l’Adone et les Dicerie, apparaît aussi sous des formes plus voilées : mises à part quelques allusions directes à Giulio Camillo Delminio et à sa fabrication de l’homunculus 13, il transparaît à travers les nombreuses évocations d’une « magie mécaniste », en rapport notamment avec le puissant attrait de Marino et de ses contemporains pour les automates 14, et d’une « magie vitaliste » (ou « pneumatique »), dans laquelle les mythes de Prométhée 15 et de Pygmalion 16 jouent un rôle essentiel, sinon dans leur représentation effective, du moins dans leur fonctionnement intrinsèque, en tant que mythes latents. On le retrouve également, mais considérablement modernisé, derrière la conception d’un solve et coagula universel, où les notions de fixe et de volatil, de dense et de raréfié, de pesant et de léger, etc., sont associées à des schèmes binaires proliférants, depuis le liage / déliage, la clôture / ouverture, l’involution / évolution, ou l’émission / réception à l’œuvre dans toutes les réalités mondaines, jusqu’aux phénomènes de polarisation / dépolarisation / repolarisation en tous genres, dans un monde où attraction et répulsion imposent leurs lois et leurs tensions. Mais si l’univers marinien est un champ magnétique hautement polarisé, jamais néanmoins les différents degrés de « coïncidence des contraires » proposés par l’auteur ne consistent en la lénifiante résolution des conflits entre les termes opposés, mais en leur transgression héroïque, laquelle maintient intact le dynamisme universel au niveau qui est le sien.
           On reconnaît une volonté de mathématisation de la nature, plus proche sans doute de la mathesis universelle de Leibniz que des nombres et mesures de Galilée, qui allaient sous peu apparaître comme la raison sous-jacente de tous les phénomènes. La géométrie (une géométrie foncièrement symbolique qui, dictée par les principes métaphysiques imposés par l’économie spécifique du Monde archétype), côtoie ici la numérologie de type pythagoricien, dont Marino s’est maintes fois souvenu, notamment dans les développements théoriques de la section « Musica » des Dicerie, à propos la musique des sphères, ou encore de la qualité harmonique de l’âme 17.
           Il n’en reste pas moins que ces abstractions, tel un canevas orné de broderies qui en cachent la trame, sont le plus souvent dissimulées derrière les réalités quotidiennes les plus concrètes : les méandres des fleuves, les sinuosités des vagues, le phénomène de l’écho, mais aussi les ondulations de la chevelure inlassablement liée et déliée, les voiles qui virevoltent sous la brise ; ou encore la spirale du caducée, image de la chaîne des mondes, et les mouvements tourbillonnaires, les gravitations de tous ordres, la révolution des sphères, la rotation du fuseau, le va-et-vient de la navette sur le métier, ou celui des ascensions célestes suivies de chutes aux enfers avant une finale apothéose (Psyché, Adonis, Orphée, le Christ lui-même), toute cette rythmicité et cyclicité du monde donne le change, occultant ses soubassements dans le même temps qu’elle les révèle. C’est ce qui fait la profondeur de cette poésie, parée d’une grâce légère dont on a trop longtemps cru qu’elle n’était que de surface.
           Les substances du monde ne sont pas seulement déterminées par les formes : la dispositio cosmogonique s’accompagne toujours d’une inventio où l’art de la trempe (trempe chromatique / trempe des métaux, etc), régi au plus haut degré par Vulcain, démiurge suprême, et maître du filet et du tissage, est à l’origine de l’ensemble des « textures » existantes, qu’il s’agiss, par exemple, de la texture des matières végétales, de celle des revêtements vestimentaires, ou de celle du texte écrit. La poétique marinienne répond à une véritable obsession des agrégats, nœuds (groppi et grovigli), boyaux et viscères, labyrinthes, enchevêtrements et entrelacs, souvent soumis eux-mêmes aux schèmes du liage et du déliage, du dense et du raréfié évoqués plus haut. En définitive toutes les corporifications mondaines relèvent d’une intuition fibreuse et filamentaire particulièrement opérative 18, avec une propension marquée à s’organiser en sphères ou en structures rayonnantes.
           En allant plus avant encore dans l’évocation des composants infinitésimaux de la matière, Marino allie deux conceptions apparemment contradictoires : l’une, nourrie par les résurgences des croyances atomistiques médiévales, tend à suggérer l’image d’une nature effritée, corpusculaire, pulvérulente, faite de fragments et d’« atomes » qui occupent tout l’espace 19 ; l’autre repose sur l’omniprésence des états vibratoires : ces vibrations, petites spirales énergétiques, petits ressorts ou tourbillons dans la matière selon l’expression de Leibniz, peuvent être lumineuses (le scintillement des astres et des yeux), ou sonores (les cordes des instruments, le son qui en émane, ou le bruissement des feuillages), mais recouvrent aussi tous les frémissements émotifs, et le tressaillement des fibres organiques, qui lui-même se prolonge, dans une dimension élargie, à travers le battement des pouls, voire les pulsations du cœur. Ainsi se profile l’idée d’une matière physique et psychique étonnamment sensible et vibrante, réceptive aux changements les plus ténus, que ceux-ci s’infléchissent vers les différentes formes de catabolisme et de corruption (quand ce n’est de cataclysmiques retours au chaos) 20, ou à l’inverse vers celles de la sublimation et de l’apothéose 21, quelque part entre l’« épais » et le « subtil », l’enfer et le paradis.
           Tout ceci amène le lecteur, imperceptiblement mais inéluctablement, à voir la réalité à une échelle inhabituelle, paradoxalement abstraite dans ce qu’elle a de plus concret, et non événementielle au premier degré. À moins que ne s’y dissimulent des « atomes » ou « vibrations » d’événements, à la base de la trame grandeur nature des événements mondains, dans un temps et un espace eux-mêmes miniaturisés, réduits à n’être qu’un instant sans dimension.

Anatomie / physiologie / géométrie optique

           Dans l’Adone 22, au cœur de l’île de Chypre, le Palais d’Amour, est explicitement présenté comme un édifice anthropomorphique : à l’image du corps humain, il est construit selon une harmonieuse complémentarité de l’équerre et du compas (Ad., X, 10), à mi-chemin entre ciel et terre, ou plutôt entre condition céleste (traditionnellement figurée par le cercle et la sphère) et condition terrestre (plus particulièrement représentée par les formes planes et rectilignes). Lorsqu’Adonis, allégorie et prototype de l’être humain, pénètre dans le Palais en compagnie de Vénus et de Mercure qui lui tiennent lieu de guides, il est conduit à travers les cinq Jardins des sens : la Vue d’abord, et l’Odorat (chant VI), puis l’Ouïe et le Goût (chant VII), et enfin le Toucher (chant VIII), aboutissement des amours « terrestres » de Vénus et Adonis.
           À l’exception du Toucher, qui n’a pas dans le corps de siège spécifique 23, les autres sens, dans les Dicerie aussi bien que dans l’Adone, font l’objet d’expositions plus ou moins détaillées à partir d’approches diverses, qu’il s’agisse du complexe synergique anatomique et physiologique, ou du système sensoriel en rapport avec les mécanismes de la perception. Ces approches, toutefois, tendent à être détournées de leur caractère purement scientifique pour répondre au projet de l’auteur d’introduire certains topoi, de nature explicitement symbolique, qui sont omniprésents dans son œuvre. Parmi ceux-ci on observe l’existence d’un schème fondateur qui sous-tend chez Marino l’ensemble des manifestations phénoménales : dans une conception à la fois spéculaire et sigillaire de l’ordre du monde, tout s’organise en fonction d’une mise en abyme de caractère universel, bien que plus ou moins nettement perceptible, où des miroirs sphériques emboîtés ou superposés (les différents mondes du système marinien / les trois degrés (ou « cieux ») de l’âme-miroir / les neuf degrés des hiérarchies angéliques / les sphères de l’œil-miroir, mises explicitement en relation avec les sphères célestes, etc.) sont censés produire à tous les degrés des projections, réflexions et réfractions, des dédoublements (l’illusoire duplication du visage de Narcisse), des bifurcations (l’Arbre de la science du bien et du mal), et autres effets catoptriques, à partir desquels va se dessiner une gigantesque fresque éthique et sotériologique. Tout cela s’accomplit immanquablement sur le fond d’un « tain » de ces différents miroirs, lequel pourra être illustré, selon les cas, par la terre du cosmos, par les substances hyliques et chtoniennes du monde élémentaire, ou encore (mais la liste pourrait être allongée à l’infini) par la corporéité du microcosme humain, conçu comme un complexe psycho-sensoriel stratifié corps / âme / esprit 24. Ainsi se fait jour une possible lecture du monde en fonction d’une géométrie optique et catoptrique d’une nature particulière, où prévalent les figures de la sphère, de la pyramide, et des sections coniques, elles-mêmes en relation avec la notion déterminante de « point de vue », à l’origine d’un perspectivisme généralisé. C’est à cette constellation d’images que se rattachent, entre autres, les mécanismes sensoriels dans leur ensemble, et ceux de la Vue et de l’Ouïe en particulier, à partir de ces deux « lieux » anatomiques privilégiés que sont, d’une part, l’œil-miroir roulant dans sa « grotte » orbitale, et de l’autre la « caverne » auriculaire.
           Lors de la visite dans le Jardin de la Vue, Mercure expose à son disciple les merveilles de l’œil et de la vision, sous forme d’une tirade anatomique inspirée à l’évidence des planches médicales de l’époque 25 : les yeux, dit-il, tirent leur « vertu motrice » et leur faculté d’exploration des deux nerfs optiques qui ont leur racine dans le cerveau :

Issu des sources vives logées dans le cerveau, 
Où les nerfs ont leur origine et leur racine,
D’un unique principe en deux voies divisé
Émanent deux canaux par deux étroits sentiers.
Épiant et explorant toutes choses à l’entour,
C’est là que les yeux puisent toute vertu motrice ;
Et il advient ainsi (comme les faits le prouvent),
Qu’un même mouvement en meut deux à la fois 26.

À cela font suite des considérations d’ordre physiologique sur l’aptitude de l’œil à conserver aux « impressions visuelles » toute leur netteté grâce aux substances molles et aqueuses dont il est constitué :

Nature a fabriqué cet organe divin
D’une matière humide et molle, et très glissante,
Pour que chaque impression qu’il aura recueillie
Puisse s’y conserver pure et inaltérée 27.

Il est également spécifié, mais cette fois dans la perspective de la géométrie optique, que la forme sphérique de l’œil a pour effet non seulement de faciliter sa rotation, mais aussi de permettre la réfraction des rayons lumineux au centre de ce milieu réfringent :

Pour qu’il puisse tourner (Nature) l’a conçu
Pareil à une sphère, de forme orbiculaire,
Sans compter qu’il pouvait ainsi bien mieux briser
Les rayons en son centre, et mieux les renvoyer 28.

L’œil est donc le siège d’un mouvement alternatif d’émission et de réception qui d’une part, sous l’action de la puissance visuelle, met en œuvre en une opération centrifuge l’émanation pyramidale des rayons lumineux 29, et de l’autre, d’une manière cette fois centripète par rapport au sujet de la perception, reflète en retour les images ainsi produites :

Il reproduit en lui l’aspect de ce qu’il voit
Comme fait le miroir, ou l’ombre, ou la rivière,
De sorte que dans l’œil, quand l’aimable regard
Jaillit de la puissance, pénètre le reflet 30.

Car l’œil-miroir, en raison de son affinité avec la lumière, et de la faculté qu’a cette dernière de se décomposer, , « produit » l’infinie variété des couleurs avant même de recevoir des impressions visuelles 31, si bien qu’il n’a rien d’autre, en définitive, à percevoir extérieurement que ce que lui-même a projeté en sécrétant son propre environnement, puis en le modifiant progressivement en fonction de couches de perceptions / émissions superposées.
           L’évocation s’accompagne, à nouveau dans le registre de la physiologie, d’une imagination filamentaire et réticulaire proliférante :

[…] Ô combien il contient
De veines et d’artères, et combien de membranes,
De tissus délicats et de fins réticules !
Et par combien d’obliques muscles séparés
Passent de ci de là fibres et filaments !
Que de cordes diverses, d’angles et de canaux
Qui de mille façons l’irriguent et le traversent !

Tuniques et humeurs de multiples manières
En un brillant volume y sont enchevêtrées,
Et maints nœuds et filets y tiennent assemblés
L’uvée et la cornée, l’aqueux et le vitré,
Qui sont tous cependant du milieu cristallin,
D’où seul vient la lumière, serviteurs et gardiens 32.

Suit un retour à l’anatomie de l’œil, avec une allusion aux « cavernes profondes » creusées sous l’arc des sourcils par les orbites 33, par rattachement au schème générique du « miroir dans la grotte ».
           Mais pour l’auteur l’un des principaux privilèges de l’œil est son extrême mobilité, et la quasi instantanéité de ses opérations 34, qui le rendent presque égal à l’intellect en perfection. On voit ici se manifester l’intérêt passionné de Marino pour la transgression de l’obstacle spatio-temporel, ce qui le conduira en maintes circonstances, en anticipant certaines intuitions futuristes, à la célébration de la vitesse poussée à son paroxysme. Il est fait usage d’arguments sensiblement identiques, accompagnés cette fois de l’émerveillement de l’auteur devant la relativité des tailles et des distances, dans les octaves du chant X où se situe l’éloge pseudo-prophétique du télescope de Galilée, « […] admirable instrument / qui ce qui est lointain  fait apparaître proche » ; « il pourra raccourcir de très longs intervalles / rien qu’à l’aide d’un tube et de ses deux miroirs », si bien qu’« aux yeux d’autrui l’objet, bien qu’éloigné, / se trouve rapproché, et sa taille augmentée » 35.

***

           Dans l’Adone, à l’occasion de la visite du Jardin de l’Ouïe, l’appareil auditif fait à son tour l’objet d’une brève évocation : mais ici l’anatomie l’emporte sur les considérations d’ordre physiologique, lesquelles sont remplacées par une analyse détaillée des phénomènes vibratoires :

Par l’externe fracas battu et martelé
L’air retient en lui-même la qualité du son,
Si bien que l’air voisin, poussé et bousculé,
Comme il advient sur l’eau quand elle est agitée,    
Porte en se propageant par cercles successifs
Jusqu’au seuil intérieur ces impalpables ondes.

Là il découvre alors, tendue à cette fin,
De membrane sonore un aride tissu ;
Il s’y brise, et s’affine, et ainsi enfermé,
Tournoyant sur lui-même, il se cache au-dedans,
Erre confusément en ces voies tortueuses,
Jusqu’à ce qu’il parvienne enfin au sens commun,
Dans la région duquel pénétrant jusqu’au centre
Il imprime au dedans le caractère du son 36.

Il en va de même dans la « Musica », toujours avec une insistance sur les labyrinthes anatomiques qui permettent la propagation du son :

(La Nature) a prévu un accès qui ne soit ni large, ni droit, ni régulier, mais étroit, oblique et caverneux comme une coquille, d’abord pour que (les sons trop forts) se brisent à travers ces boyaux tortueux ; ensuite pour que la voix qui y parvient, s’enroulant comme une vague dans les épaisses et confuses sinuosités de ces méandres, s’adoucisse et, ayant perdu toute âpreté, devienne souple et pure ; et enfin pour que la parole, une fois introduite, ne revienne pas en arrière, mais soit contrainte de rester sur place du fait qu’il lui est plus difficile de parcourir ce labyrinthe cartilagineux en sortant que pour entrer 37.

Ou encore, en prenant en compte les substances poreuses qui président au processus :

La voix étant composée d’air, l’excellente maîtresse de l’univers a voulu, pour qu’elle puisse plus facilement entrer dans les oreilles, que dans ces dernières aussi circule un peu d’air, renfermé et contenu dans une petite et fine membrane tendue sur un os sec et poreux comme la peau d’un tambour militaire ; cet os, situé dans le fond de l’oreille, frappé et heurté par la voix qui vient du dehors, envoie l’air chargé de sons jusqu’au sens commun par l’entremise d’un nerf qui se divise en deux branches à partir du cerveau 38.

Mais de la « Musica » on retiendra surtout la séquence où Marino, conçoit la communication verbale comme un va-et-vient entre deux « cavernes », d’une part la bouche du locuteur, de l’autre l’oreille de l’auditeur, qui jouant un rôle alternativement émetteur et récepteur, à la fois spéculaire (le réfléchissement sonore) et sigillaire (la percussion et répercussion du son), tourneraient l’une vers l’autre leur face concave en signe de réciprocité :

Les Péripatéticiens soutiennent que l’Écho est à l’image exacte de la voix humaine, laquelle, atteignant (s.ent. : grâce à l’émission du souffle interne) les murs de la caverne d’où jaillit la parole, sans être brisée, et toujours intacte, fait retour aux oreilles d’autrui, si bien que pareille à un ballon qui lancé contre une dure paroi de pierre revient en direction du lanceur, ou encore à un miroir qui, réfléchissant l’image qui se présente à lui, la renvoie en direction du regard de celui qui s’y mire, la voix refoulée et rejetée par les pierres tapissant un lieu concave, sans être toutefois ni dissipée ni dispersée, mais errant çà et là dans ces gouffres clos, repart avec un son intact et distinct vers l’endroit d’où elle est partie 39.

Héliocentrisme et géocentrisme

           Comme celui de Dante, l’univers marinien est ptoléméen et géocentrique au niveau de la vision courante 40 ; et comme celui de Dante, il présente en arrière-plan une structure héliocentrique (la Rose mystique chez l’un, le Foyer trinitaire au cœur du Monde archétype chez l’autre) qui résulte du retournement de la structure géocentrique initiale, et correspond à la vision juste des choses. Néanmoins, chez Marino, le processus de retournement (l’inversion entre centre et circonférence, intérieur et extérieur, face concave et face convexe, joint à d’autres effets catoptriques) est plus complexe chez Marino en raison de sa conception personnelle de l’emboîtement des mondes (Archétype / surintelligible / intelligible / sensible) et du caractère spéculaire de leur apparition.
           Tout commence avec la structure particulière que Marino a conférée à son Monde archétype, dans lequel le Foyer trinitaire se livre de toute éternité à un acte d’autocontemplation dans le « Miroir de son essence », lequel est censé tapisser de l’intérieur la sphère close et indéfiniment ouverte du Chaos primordial, qui fait figure de tain de ce Miroir 41. C’est par cet acte d’autocontemplation qu’est engendré le Verbe, ou seconde Personne de la Trinité. La structure héliocentrique de ce monde, qui au demeurant, dans la conception de l’auteur, est le seul monde réellement existant une fois ôtés tous les voiles de l’illusion, se reproduit à l’identique dans le monde surintelligible, bien qu’elle y soit déjà soumise à une certaine dégradation (la « chute » d’Ouranos). Au niveau des transpositions mythologiques on y rencontre Vulcain en position centrale dans le rôle du Foyer divin, Vénus anadyomène, fille d’Ouranos, dans celui du Miroir, et Amour (l’amour noble de Platon) dans celui du Verbe. Tout bascule par la faute de Vénus, cette nouvelle Ève, qui en se contemplant dans son propre miroir tournant, et par là même sphérique, se prend à occuper à son tour une position centrale en tant que « nouveau soleil », et à rejeter en position périphérique ce véritable foyer d’ignéité qu’était Vulcain. C’est son antre, ses cyclopes, et la rudesse de ses activités de forgeron qui font figure de tain hylique de ce nouveau miroir. Dès lors le monde intelligible était né, habité par l’ange et par l’âme (et par la multiplicité des anges et des âmes), ainsi que par les divinités de l’Olympe, qui ne sont que les figurations des vertus et des vices ordinaires. En position centrale trône la dyade Jupiter / Apollon (ce dernier étant lui-même scindé en la dyade Apollon / Diane, ou Soleil Lune), tandis qu’en position périphérique se tient le miroir lunaire, qui a pour tain la terre du monde sensible. Là s’accomplit la troisième opération : Diane, siège de toute déviation et perversité, est la personnification de ce miroir lunaire et de ses pouvoirs cataboliques, ce même miroir que représentent par ailleurs le dernier des trois degrés (contemplatif / spéculatif / imaginatif) de l’âme-miroir, ainsi que l’œil-miroir au niveau du microcosme physique. Lorsque ces différents miroirs, délaissant leur foyer d’ignéité légitime (qui est toujours d’ordre intelligible, voire surintelligible et divin), se retournent sur eux-mêmes dans une position idolâtre autour de « cette boule d’or qu’on appelle le monde », c’est la terre qui se retrouve en position centrale, mais rayonnante de tous les attraits du vrai soleil, sous l’aspect des fausses valeurs mondaines. C’est dans ces bas-fonds de l’univers que Vulcain se trouve finalement rejeté par un Jupiter incapable de reconnaître la supériorité et l’éminence qui est la sienne en tant que divinité surintelligible, et cela en raison de l’apparence grossière, voire diabolique, dont l’a affublé le miroir vénusien. Dans l’éthique marinienne, seule l’âme « convertie » (celle qui, en accomplissant une héroïque marche à rebours, et en orientant convenablement le miroir qui la constitue, peut réaliser le « retournement » de ces « retournements » successifs, sans compter beaucoup d’autres rectifications relevant du symbolisme catoptrique) est en mesure de retrouver sa position héliocentrique originelle.
           Ce fonctionnement spéculaire / sigillaire, que nous avons ici simplifié à l’extrême, fait l’objet chez Marino d’une exemplification surabondante, bien que le plus souvent fragmentée et dispersée. Ce qui en ressort peut se résumer en quelques phrases : le miroir de l’âme, à l’image des autres miroirs, se trouve en situation de seuil de démarcation spéculaire entre deux pôles ou foyers d’ignéité, l’un véritable, l’autre faux et illusoire. Et il est précisé que paradoxalement la supercherie est d’autant plus trompeuse que le miroir est plus limpide, comme dans le mythe de Narcisse, ou encore à travers l’image récurrente des « deux soleils » de part et d’autre d’un plan d’eau, l’un vrai, et l’autre faux 42.
           Ainsi l’univers marinien n’est-il pas seulement bipolaire par opposition entre une conception héliocentrique et une conception géocentrique toujours prêtes, l’une et l’autre, à affleurer : il est à proprement parler bi-héliocentrique, dans la mesure où le monde, par orgueil, fraude et usurpation, se pose à son tour en nouveau pôle d’attraction et en « nouveau soleil », en un processus toujours répété. De par sa nature intrinsèque, l’âme se situe inéluctablement en position tangentielle entre deux sphères, réelles ou virtuelles, qui tournent l’une vers l’autre leur face concave ou convexe. Cette ligne tangentielle est fondatrice chez Marino d’une opposition généralisée, aux nombreuses implications éthiques, entre les notions de courbe et de droit 43, de formes planes et rectilignes, ou qui s’infléchissent au contraire en cercles, en sphères et en sinuosités, bien que toutes convergent finalement dans la complémentarité harmonieuse ou conflictuelle de l’équerre et du compas, du ciel et de la terre, des valeurs solaires et des valeurs lunaires. Dès lors, sur le plan de la géométrie symbolique, cet univers ne pouvait qu’être décentré et elliptique, favorisant l’écartèlement de l’âme entre deux pôles apparemment semblables, mais infiniment distincts. À l’image de ces « silènes » qui sont pour l’auteur la plus haute figuration de l’être humain, l’ellipse marinienne n’est que l’imbrication bancale de deux sphères mal articulées. Mais elle est peut-être, à ce titre même, et en dépit des apparences, la figuration géométrique la plus parfaite (plus parfaite encore que la plus classique « quadrature du cercle ») de la « coïncidence des opposés » la plus aboutie.

 

           Le modernisme de Marino, plus encore qu’à avoir pris en compte certaines nouveautés scientifiques en matière d’optique, d’astronomie ou d’anatomie, consiste à avoir conçu un univers fractal : en raison de la nature foncièrement spéculaire de cet univers, toute chose du monde, sans exception, apparaît comme un reflet indéfiniment démultiplié d’un noyau unique, à savoir la structure et l’économie spécifique du Monde archétype. C’est peut-être pourquoi l’axiomatique marinienne ressemble si fort, à bien des égards, à ce qu’allait être quelques générations plus tard la combinatoire de Leibniz, où se trouve également proposée une conception fractale du monde, ou plutôt des perceptions que l’on en a 44
           Ainsi l’univers de Marino peut-il se concevoir comme une gigantesque anamorphose, elle-même issue de la convergence des multiples anamorphoses qui forment les images altérées des réalités du monde. C’est la raison pour laquelle l’œuvre marinienne se prête elle aussi à être lue comme une anamorphose poétique, seule en mesure d’amener à la perception de l’unité derrière la multiplicité des récits, images et métaphores. Mais, ce faisant, Marino ne renouait-il pas avec la célèbre formule hermétique du « tout est en tout » et en chacune de ses parties ? N’oublions pas que Leibniz lui-même fut largement influencé dans sa démarche par la pensée de Raymond Lulle, dont fut imprégné le courant hermétiste et néo-platonicien de la renaissance et du baroque 45. La question se pose alors d’un modernisme « baroque » qui, dans ses tendances les plus avant-gardistes, serait en fait la résurgence et l’adaptation d’une certaine pensée antique et médiévale. Le dénominateur commun entre l’ancien et le moderne pourrait être en l’occurrence une intuition du monde plus magique que rationnelle, mais qui aurait pourtant l’ambition d’englober par définition toute science, même mécaniste et expérimentale, dans sa démarche. Ce pourrait être aussi la source de cette maraviglia que Marino n’a cessé de promouvoir à propos de la création poétique.

Ouvrages de référence

           Outre les études d’ordre général qui intéressent notre propos dans le domaine de l’histoire des idées [en particulier A.C. CROMBIE, Histoire des sciences de saint Augustin à Galilée (400-1650), Paris, PUF, 1959, tome II ; La science moderne (de 1450 à 1800) Collectif, sous la dir. de René Taton, Paris, PUF (1958), 19692, tome II ; Thomas S. KUHN, La révolution copernicienne (1957), trad. fcse Paris, Fayard, 1973 ; Georges GUSDORF, La révolution galiléenne, 2 vol., Paris, Payot, 1969], nous citerons en priorité Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l’univers infini (1957), Paris, Gallimard, 1973 - Paolo ROSSI, I filosofi e le machine : 1400-1700, Milano, feltrinelli, 1962 ; Francesco Bacone : dalla magia alla scienza, Bari, Laterza, 1957, rééd. Torino, Einaudi, 1974 ; Clavis universalis, arti della memoria e logica combinatoria da Lullo a Leibniz, Milano-Napoli, Ricciardi, 1960 ; rééd. Bologna, Il Mulino, 1989 ; La scienza e la filosofia dei moderni. Aspetti della rivoluzione scientifica, Torino, Bollati Boringhieri, 1989 - Cesare VASOLI, I miti e gli astri, Napoli, Guida, 1977 ; L’enciclopedismo del Seicento, Napoli, Bibliopolis, 1978 - Gérard SIMON, Kepler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979 - Fernand HALLYN, La structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Paris, Seuil, 1987 - Albert-Marie SCHMIDT, La poésie scientifique en France au XVIe siècle, Paris, Albin Michel, 1938 ; Études sur le XVIe siècle, Paris, Albin Michel, 1967 - Carlo CALCATERRA, Il Parnaso in rivolta, Milano, Mondadori, 1940 ; rééd. Bologna, Il Mulino, 1961 (en partic. « Il poeta dei cinque sensi » p. 11-82, et « L’anima in barocco » p. 83-124) - Mario PRAZ, Il giardino dei sensi, Milano, Mondadori, 1975 - Ezio RAIMONDI, « La nuova scienza e la visione degli oggetti », Lettere italiane, 21, 1969 - Riccardo SCRIVANO, « Le meraviglie del sapere nell’universo mariniano, Esperienze letterarie, 17, 4, 1992.


Marie-France Tristan


1- Voir les Ouvrages de référence à la fin de l’article.

2- Guillaume (Salluste) DU BARTAS, La Sepmaine, ou De la création du monde, 1578 ; éd. augm. 1581 ; trad. ital. Francesco Guisone, La divina settimana (1593), dont Marino semble s’être plus directement inspiré ; éd. crit. Yvonne Bellenger, 2 vol., Paris, Nizet, 1981.

3- Quatre éditions complètes de l’Adone (environ 41 000 vers endécasyllabes) ont vu le jour en Italie au cours des trente dernières années, accompagnées d’importants appareils critiques : l’Adone, éd. crit. Marzio PIERI, Roma-Bari, Laterza, 2 vol., 1975 et 1977 ; L’Adone, dans Il Barocco, Marino e la poesia del Seicento, éd. crit. Marzio Pieri également, Roma, Istituto poligrafico dello Stato, 1995 ; l’Adone, éd. crit. Giovanni POZZI, Milano, Mondadori, 2 vol. 1976 ; reprint Milano, Adelphi, 1988. Pour les Dicerie, voir l’unique édition moderne à ce jour, éd. crit. Giovanni POZZI, qui contient aussi la Strage degl’Innocenti, Torino, Einaudi, 1960. Il s’agit d’un traité comportant les trois sections : « Pittura », « Musica » et « Cielo ».

4- Marino ne semble pas avoir été seulement influencé par la kabbale chrétienne de Georges de Venise, mais plus encore peut-être, bien que de façon souterraine, par la récente kabbale juive d’Isaac Louria, introduite dès la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe dans certains milieux du sud de l’Allemagne et du nord de l’Italie ; à ce sujet cf. Gershom S. SCHOLEM, Les grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1966, p. 261-304, « Isaac Luria et son école ».

5- L’auteur distingue nettement entre « essence » et « substance » à propos des réalités divines. Si l’« essence » est caractérisée par la trilogie puissance / sagesse / amour (ou beauté), comme à peu près à la même époque chez Campanella, et un peu plus tard chez Leibniz, la seconde apparaît quant à elle à travers les attributs du souffle (ou pneuma), de la parole (et du son), et de la lumière.

6- À propos de ces différents degrés voir D.S. (Musica I), p. 220 (1) ; 221 (1-3) ; 225 (19-20) ; 229 (4-5).

7- Ad. X, 19 (5-8) : « Paragonarsi (ancor che pura e fina) / qualità d’elemento a lei non deve. / Un fiore scelto, una sostanza quinta, / da cui di pregio ogni materia è vinta ». Pour la nature quintessentielle de la matière céleste voir aussi Ad., VI, 15 (5-6), où l’auteur parle également de « pure fleur de quintessence / dont sans mélange aucun le ciel est fabriqué », et D.S. (Cielo) p. 392 (20-24)-393 (1-4).

8- Ad. X, 15 (3-8)-16 : « Negar non vo’, che corpo il ciel non sia / di palpabil materia edificato ; / ché far col moto suo quell’armonia / non potrebbe ch’ei fa mentr’è girato. E’ tutto corporal ciò che si muove, / e ciò c’ha il quale e ‘l quanto, il donde e’l dove. // Ma sappi, che non sempre è da Natura / la materia a tal fin temprata e mista, / perch’abbia a generar cotal mistura, / quel che perde mutando in quel ch’acquista ; / ma perché quantità prenda e figura / e del corpo a la forma ella sussista ; / né di materïal quanto è prodotto / dee necessariamente esser corrotto ».

9- Ibid. 18 (6-8) : « Sol la forma si varia, e non l’essenza. / Varïetà tra le sue parti appare, / secondo ch’elle son più dense o rare ».

10- Ibid. oct. 18 (4-5) : « Nulla tra gl’individui ha differenza. Ogni materia parte è della prima ».

11- D.S. (Pittura I), p. 136 (1) : « l’antico seminario di cose » ; voir aussi Ad. IV, 16 (4).

12- D.S., p. 136 (7-8) : « […] la grossa bozza di quella informe mescolanza d’abbissi e di quella indistinta e confusa massa che Caos s’appellava ».

13- Ibid. p. 114 (12-14).

14- Voir dans le Ciel de Mercure la séquence du Palais de l’Art (Ad. X, 117-159), où après avoir énuméré les arts du Trivium et du Quadrivium, puis les arts mécaniques, l’auteur évoque les inventores rerum des temps passés et futurs (142-151), et parmi eux les fabricants d’automates, magiciens et alchimistes (entre autres Archytas de Tarente, Albert le Grand, et Boèce). Voir aussi D.S., (Pittura I), p. 114-115

15- Outre Ibid. p. 114 (11-12), voir Ad. VI, 81-98 (la fable « prométhéenne » de Paon et de Colombe), et X, 144 (1-2).

16- Ibid. , p. 85 (22-23), et (Pittura III), p. 188 (20-22).

17- Voir à titre d’exemple D.S. (Musica I) p. 238 (12-17), inspiré du commentaire de Ficin sur le Timée de Platon : « Platone vuol che l’anima umana, nata dall’armonia di quell’eterno Musico, tocchi anch’ella con musica ragione la cetera celeste, come quella che di musici numeri è costituita : numeri però non già accidenti matematici (sicome alcuni sciocchi calognatori affermano) ma ideali e metafisiche ragioni ».

18- On songe au passage de la « Musica », p. 249 (18-22), où l’auteur accomplit sa propre « descente » dans les entrailles du corps humain en vue, dit-il, d’en découvrir les proportions harmoniques cachées « dentro il profondo delle vene, de’ nervi e dell’intime viscere occulte, le quali niuno ingegno contemplando, niuna lingua narrando, niuna mano investigando, neanche quella degli anatomisti, la cui crudel diligenza de’ cadaveri spia sottilmente ogni menomo secreto, ha saputo ritrovare ancora ». Voir aussi infra p. 16, où nous proposons un exemple de cette intuition filamentaire à propos de la physiologie de l’œil.

19- Voir D.S. (Pittura I), p. 117 (20-21), où Marino évoque brièvement les théories émises dans l’antiquité sur la nature atomistique de l’âme. Mais le mot « atome » est le plus souvent employé de façon extensive pour désigner simplement des corps minuscules : dans Ad. VII, 37 le rossignol est qualifié d’« atome sonore », tandis que Galilée, avec son télescope, peut voir « chaque atome (de la lune) distinctement » (Ibid. X, 44). Il n’est pas rare, par ailleurs, que ces intuitions corpusculaires soient déplacées au niveau ontologique, comme résultant de l’éclatement d’une unique entité en une multitude d’individus : c’est ainsi que les amorini folâtrent autour de Vénus « comme atomes au soleil » (Ibid. XVII, 86), et que les âmes aimantes du Ciel de Vénus « tremolavan […] / non altrimenti ch’atomi o baleni / soglian per le snebbiate aure tranquille » (Ibid. XI, 31).

20- Voir notamment Ad. XIII, 258-262, où Orgonte se vante auprès de Falsirena de pouvoir replonger l’univers dans le chaos.

21- Parmi les transmutations anaboliques les plus fréquentes on retiendra les phénomènes de « stellification » et de « gemmification », ainsi que les différentes formes de « teinture » (« ignification » et « rubification »), pouvant aller jusqu’à l’obtention de « couleurs incorruptibles », telles celles qu’Adonis peut voir, trempées de la main de Vulcain, dans le Jardin de la Vue, et plus encore celles que Dieu lui-même déversa, sous la forme du sang du Christ, sur l’étoffe du Saint-Suaire, avant de les distribuer sous l’aspect du Sang eucharistique (voir la section « Pittura » des Dicerie, passim).

22- Le traitement marinien du mythe d’Adonis comporte, sur l’espace de vingt chants, plusieurs séquences bien délimitées : - 1 - Voyage d’Adonis depuis sa Palestine natale jusqu’à l’île de Chypre ; on lui annonce qu’il est l’héritier légitime du royaume alors vacant (I-III). - 2 - Fables de Psyché et d’Actéon (IV-V). - 3 - Visite du Palais d’Amour (VI-VIII). - 4 - Visite de la Fontaine d’Apollon (IX). - 5 - Ascension dans les trois « cieux » de l’âme : l’âme sensitive / imaginative / affective régie par la Lune ; l’âme rationnelle et spéculative régie par Mercure ; l’âme aimante et contemplative régie par Vénus (X-XI). - 6 - Descente dans le royaume souterrain de la magicienne Falsirena. (XII-XIII). - 7 - Errance dans l’île de Chypre et retour au Palais (XIV-XV). - 8 - Adonis est couronné roi de Chypre (XVI). - 9 - Vénus se rend à Cythère (XVII). - 10 - Adonis est tué à la chasse par un sanglier (XVIII). - 11 - Sépulture d’Adonis (XIX). - 12 - Vénus organise des Spectacles en sa mémoire (XX).

23- En contradiction délibérée avec l’habituel système de correspondances proposé au chant VI (oct. 14), où la Vue est mise en relation avec le ciel physique, c’est pourtant le Toucher qui sera pour Marino le sens « céleste » par excellence (Ibid. VIII, 19-20), en raison de la plénitude et de l’universalité de ses opérations, par opposition aux quatre autres sens qui ne permettent du monde qu’une perception fragmentaire et relative.

24- L’un des principaux exemples de ces stratifications est fourni par la constitution même du langage, dans lequel les trois sens tropologique, allégorique et anagogique, hérités de la tradition exégétique et des théories de Dante, tapissent de l’intérieur comme des miroirs emboîtés - à moins qu’eux-mêmes ne l’enveloppent - le sens littéral, ou en d’autres termes l’écorce de la lettre du texte.

25- Ad. VI, 25-35. Les préoccupations scientifiques de l’auteur, ainsi que sa connaissance relativement approfondie de la terminologie scientifique de son temps, sont beaucoup plus apparentes qu’elles ne pouvaient l’être chez les précédents représentants de la tradition de l’Hexaméron, même les plus récents, tels que du Bartas, ou le Tasse du Mondo creato.

26- Ibid. VI, 29 : « Da le fonti del cerebro natie, / ond’hanno i nervi origine e radice, / un sol principio per diverse vie / di duo stretti sentier due linee elice. / Quindi del tutto esploratori e spie / traggono gli occhi ogni virtù motrice ; / e quindi avien (come per prova è noto) / che move ambo in un punto un stesso moto ».

27- Ibid. VI, 30 (1-4): « Lubrico, e di materia umida e molle / questo membro divin formò Natura, / perché ciascuna impressïon che tolle / possa in sé ritener sincera e pura ».

28- Ibid. oct. 30 (5-8) : « Perché volubil sia, donar gli volle / orbicolare e sferica figura ; /  oltre che ‘n forma tal può meglio assai / franger nel centro e rintuzzare i rai ».

29- Ibid. oct. 31 (1-4) : « Gli spirti unisce a la pupilla, e spira / da la gemina sfera il raggio vivo, / che ‘n piramide aguzza, ovunque il gira, / si stende fuor del circolo visivo ».

30- Ibid. oct. 31 (5-8) : « La specie intanto in sè di quel che mira / ritrae, come suol ombra o specchio o rivo. / Così ne l’occhio, mentre il guardo vago / esce da la potenzia, entra l’imago ».

31- Ibid. oct. 27 (3-6) : « ... è tra (i sensi) il miglior, sì per la luce, / ch’è tra le qualità più prezïose, / sì per la tanta e tal, ch’ognor produce, / varïetà di colorate cose ». Dans le même ordre d’idée, bien que de façon plus banale, l’iris de l’œil est mis un peu plus loin en correspondance, sur le plan microcosmique, avec ce qu’est le phénomène de l’arc-en-ciel sur le plan macrocosmique [oct. 35 (5-8), : « Nel curvo globo l’Iride descrisse, / c’ha di smalti celesti un fregio adorno, / e temprati di limpidi zaffiri / vi dipinse nel mezo i sommi giri ».

32- Ibid. VI, 32 (3-8) - 33 (1-6) : « (Oh quanto ... accoglie) / vene, arterie, membrane, e ‘n quante guise / sottili aragne, e dilicate spoglie ! / Per quanti obliqui muscoli divise / passano e quinci e quindi e fila e foglie ! / Quante corde diverse, e quanti e quali / versano l’occhio ed angoli e canali ! » // « Di tuniche e d’umori in vari modi / havvi contesto un lucido volume, / ed uva, e corno, e con più reti e nodi / vetro insieme congiunge, acqua, ed albume ; / che son tutti però servi e custodi / del cristallo, onde sol procede il lume ».

33- Ibid. oct. 34 (1-4) : « (L’immortal providenza) gli ha dato in un ricovero riposto / sotto l’arco del ciglio ime caverne ».

34- Ad. VI, 27 (1-4) : « […] senza intervallo o mutar loco / giunge in instante ogni lontano oggetto ».

35- Ad. X, 42 (3-4 et 7-8), et 43 (3-4) : « […] un ammirabile stromento / per cui ciò ch’è lontan, vicino appare » ; « scorciar potrà lunghissimi intervalli / per un picciol cannone e duo cristalli » ; « […] al senso altrui, ben che remoto, / fatto molto maggior l’oggetto accosta ». L’auteur se garde d’évoquer Galilée sous l’angle de ses convictions héliocentristes, que pourtant il partageait sans aucun doute.

36- Ad. VII, 14 (3-8), et 15, où l’on relève une prédominance de la terminologie sigillaire sur la terminologie spéculaire : « Da l’esterno fragor rotto e percosso / l’aere del suon la qualità ritiene ; / da cui l’aere vicin spinto e commosso, / come in acqua talor mobile aviene, / porta ondeggiando d’una in altra sfera / a l’uscio interïor l’aura leggera. // Scorre là dov’è poi tesa a quest’uso / di sonora membrana arida tela ; / quivi si frange e purga, e quivi chiuso / agitando se stesso, entro si cela, / e tra quelle torture erra confuso / fin ch’al senso commun quindi trapela, / de la cui regïon passando al centro, / il caratter del suon vi stampa dentro ».

37- D.S. (Mus. II) p. 266 (7-15) : « Fecevi l’adito non spazioso, non semplice, non diritto, ma stretto, cavernoso ed obliquo a foggia di Lumaca, sí perché il tremendo fragore de’ tuoni e lo strepito delle grida e delle strida grandi non nocciano all’organo, ma per quelle tortuose angustie si rompano; sí perché la voce che quivi arriva, a guisa d’onda per gli spessi e confusi ravvolgimenti del meandro s’indolcisca e, deposta ogni asprezza, divenga limpida e molle ; sí anche perché la parola intromessa una volta, più non ritorni indietro, ma quivi a fermarsi sia costretta, ritrovando la via di quel cartilaginoso labirinto più difficile nell’uscire che nell’entrare ».

38- D.S. (Mus. II) p. 265 (10-16) : « Essendo d’aria fatta la voce, accioché più spedita passi all’orecchie, nell’orecchie parimenti volse l’ottima maestra delle cose porre alquanto d’aria, racchiusa in una sottile e picciola membrana distesa sopra un osso poroso e secco, a guisa di timpano militare, il qual nel fondo dell’orecchio situato, dalla voce di fuori battuto e percosso, manda l’aria sonora al senso comune per un nervo che dal cervello si diparte in due rami ».

39- D.S. (Mus. III) p. 329 (34) à 330 (9) : « Dicono i Peripatetici che l’Eco altro non è che l’istessa umana voce, ch’alle mura di quello speco dove si parla giungendo, senza esser rotta, all’altrui orecchie ritorna intiera, ed a guisa di palla, che incontro a duro sasso battuta, riede di nuovo incontro a colui che la batte, overo di specchio, il qual ripercotendo indietro quella immagine che gli si fa innanzi, la riflette agli occhi di chi in esso si mira, cosí la voce rintuzzata dalla repulsa de’ sassi d’un luogo concavo, non però dissipata o dispersa, ma per quelle chiuse voragini vagando erratica, con intiero e distinto suono fa ritorno là donde parte ». Nous n’avons pas la place d’aborder ici la question de l’anatomie et de la physiologie du nez (Ad VI, 116-120), ni celle de la bouche (Ibid. VII, 126-129), en rapport avec les mécanismes de l’odorat et de la digestion.

40- Ad. X, 23-24 ; D.S. (« Cielo ») p. 409 (21-26), et passim.

41- D.S. (Pittura I) p. 135 (19) à 137 (3). Pour l’ensemble de ces considérations voir notre étude sur la poésie philosophique de Marino (voir Références bibliographiques).

42- Ad. XX, 9 (5-8), et passim.

43- Pour l’intérêt porté à la même époque par Kepler, à la suite de philosophes tels que Plotin, Proclus ou Nicolas de Cues, à l’opposition du courbe et du droit, voir Fernand Hallyn, La structure poétique du monde : Copernic, Kepler, p. 185-186.

44- On se rappelle notamment certaines déclarations de Leibniz dans sa Monadologie : il y a, dit-il, une « liaison » ou un « accommodement de toutes les choses créées à chacune et de chacune à toutes les autres », si bien que « chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres », ce qui en fait « un miroir vivant perpétuel de l’univers » (§ 56) ; « il y a comme autant de différents univers qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque monade » (§ 57) ; « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang » (§ 67).

45- Voir Herbert Knecht, La logique chez Leibniz (essai sur le rationalisme baroque), Lausanne, L’âge d’homme, 1981, p. 152 et 155, où l’auteur souligne que la combinatoire de Leibniz est conçue « comme un système formel au sens moderne, capable de rendre compte de toute pensée et d’organiser tout savoir » à l’instar des travaux de Lulle.